1756-10-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon très aimable ange tout mon temps se partage entre les douleurs de madame de Fontaine et les miennes.
Je n'en ay pas pour rendre notre africaine digne de vos bontez. Songez que pour ce changement

vous ne donnez qu'un jour, qu'une heure, qu'un moment

il me faut une année. Vous briseriez le roseau fèlé si vous donniez actuellement un ouvrage si imparfait. Le succez des magots de la Chine est encor une raison pour ne rien hazarder de médiocre. Promettez à melle Clairon pour l'année prochaine, et soyez sûr mon cher ange que je tiendrai votre parole. Je ne sçai si je me trompe mais je croi que le vainqueur de Mahon gouvernera les comédiens en 1757. Alors vous aurez beau jeu. Attendez je vous en conjure ce temps favorable. J'espère que notre Zulime paraîtra alors avec tous ses appas, et n'en parlera point. Il y a des choses essentielles à faire. C'est une maison dans la quelle il n'y a encor qu'un asséz bel apartement. J'avoue que madelle Clairon serait honnêtement logée, mais le reste serait au galetas. Laissez moy je vous en supplie travailler à rendre la maison suportable. Je serai bientôt débarassé de cette histoire générale à la quelle je ne peux suffire. Un fardeau de plus me tuerait dans le triste état où je suis. Enfin je vous conjure par l'amitié que vous avez pour moy et qui fait la consolation de ma vie de ne rien précipiter. Je vous aurai autant d'obligation de cette précaution nécessaire, que je vous en ay de vos démarches auprès de mon héros.

Je reconnais bien la bonté de votre cœur à tout ce que vous faites, mais vous pouvez compter baucoup plus sur Zulime que je ne dois me flatter sur les choses dont vous me parlez à la fin de votre lettre. Il n'y a pas d'apparence mon cher et respectable ami que les rancuniers perdent leur rancune. Je ne prévois pas d'ailleurs que je puisse à mon âge quitter une retraitte dont je ne peux me défaire, et qui est devenue nécessaire à ma situation et à ma santé. Mais je ne veux avoir d'autre idée que celle de pouvoir encor vous embrasser avant de finir ma vie douloureuse.

Madame de Fontaine est mieux aujourdui. Les deux sœurs et l'oncle se disputent à qui vous aimera davantage, mais il faut qu'on me cède.

Il court un nouvau manifeste du Salomon du nord. Il est fort long. Vous en jugerez. Il parait qu'on ne peut guères se conduire plus hardiment dans des circomstances plus délicates.

On me mande que votre archevêque fait un tour dans le pays d'Astrée et de Céladon. Il en reviendra avec les mœurs douces du grand druide Atamas.

Adieu, on ne peut être plus pénétré que je le suis de la constance généreuse de votre amitié. Vous sentez qu'il est nécessaire à mon être de vous revoir encor, mais je le souhaitte bien plus que je ne l'espère.

V.