aux Délices 28 juin [1756]
Mon très cher ange, j'ay fait venir les frères Crammer dans mon hermitage, je leur ai demandé pourquoy vous n'aviez pas eu le premier ce receuil de mes folies en vers et en prose.
Ils m'ont répondu que le ballot ne pouvait encor être arrivé à Paris. Ils disent que les exemplaires qui sont entre les mains de quelques curieux y ont été portez par des voiageurs de Geneve. Ils en sont la duppe. Lambert a attrappé un de ces exemplaires, et travaille jour et nuit à faire une nouvelle édition. Comment avez vous pu soupçonner mon cher ange que j'aye négligé le premier de mes devoirs? Votre exemplaire devait vous être rendu par un nommé mr du Buisson. Le du Buisson et les Crammer disent qu'ils n'ont point tort, et moy je dis qu'ils ont très grand tort, puisque vous êtes mal servi.
Je n'ay point vu les feuilles de Fréron. Je savais seulement que Catilina était l'ouvrage d'un fou versifié par Pradon, et Freron n'en dira pas davantage. C'est cependant à ce détestable ouvrage qu'on m'immola pendant trois mois. C'est cette pièce absurde et gotique à la quelle on donna la plus haute faveur.
L'ouvrage de la Baumelle est bien plus mauvais et bien plus coupable qu'on ne croit, car qui veut se donner la peine de lire avec examen? C'est un tissu d'impostures, et d'outrages faits à toutte la maison royale, et à cent familles. Il est juste que ce malheureux soit acceuilli à Paris et que je sois au pied des Alpes.
Dieu me préserve de répondre à ses personalitez, mais c'est un devoir de relever dans Les notes du siècle de Louis 14, les mensonges qui déshonoreraient ce beau siècle.
J'ay reçu une grande et éloquente lettre de La Dumenil. Elle n'était pas tout à fait ivre quand elle me l'a écritte. Je vois que Clairon luy donne de L'émulation. Mais si elle veut conserver son talent il faut qu'elle cesse de boire. La Clairon a des inclinations plus convenables à son sexe et à son état.
Je vous avoue une de mes faiblesses. Je suis persuadé et je le serai, jusqu'à ce que l'événement me détrompe, qu'Oreste réussirait baucoup àprésent. Chaque chose a son temps, et je crois le temps venu. Je ne vous dirai pas que ce succez me serait agréable, je vous dirai qu'il me serait avantageux. Il ouvrirait des yeux qu'on a toujours voulu fermer sur le peu que je vaux.
Si vous pouviez mon cher ange faire jouer Oreste quelque temps après Semiramis vous me rendriez un plus grand service que vous ne pensez. Vous pouriez faire dire aux acteurs qu'ils n'auront jamais rien de moy avant d'avoir joué cette pièce.
Je vous remercie de vos anecdotes. Le discours de Louis 14 qu'on prétend tenu au maal de Bouflers passe pour avoir été débité aux ma͞rchs de Villars et d'Harcourt. La plaine de st Denis est bien loin du Quénoy. Il eût été bien triste de dire qu'on se ferait tuer aux portes de Paris quand les anciennes frontières n'étaient pas encor entamées.
Quoy que je sois plongé dans le siècle passé, je voudrais pourtant savoir si dans le temps présent l'abbé de Berni est déclaré contre moy. Je ne le crois pas. Je l'ay toujours aimé et estimé, et j'applaudis à sa fortune.
Instruisez moy, je vous embrasse tendrement.
V.