1756-05-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Tiriot me mande mon divin ange que vous avez été content de L'édition de mes sermons, que ma morale vous a plu, que les notes ont eu votre approbation.
Mais vous saviez alors l'affront qu'on venait de faire au père de l'église des sages, à Baile: on venait de le traitter comme le père Berruier, et comme la cristiade; on l'associait à l'évêque de Troye, on brûlait tout, et ancien et nouveau testament, et mandements et philosofie. Cette capilotade est assez singulière, et le discours de Mr Goli peu courtois pour le philosofe de Roterdam. Mon mauvais ange voulut que précisément dans ce temps là, il se soit glissé au bout de mon petit caréme une note sur Baile qui devient tout juste la satire d'un jugement que j'ignorais, et du discours éloquent de Mr Joli de Fleuri que je n'avais pu deviner. Je n'ay été informé que par les gazettes de l'arrest contre l'écriture sainte et contre Baile. J'ay écrit aussitôt à Tiriot l'éditeur. Je l'ay prié de réformer ma scandaleuse notte, faitte si innocemment. Je ne veux pas êtré brûlé avec la bible; à moy n'apartient tant d'honneur. Il est certain qu'il y a deux ou trois petits mots qui doivent déplaire baucoup à mr Joli de Fleuri. Que ceux qui se déchaînent contre Baile apprennent de lui à raisonner et à être modérez, et à la fin de la note, c'est qu'ils sont injustes. Encor une fois je ne pouvais deviner que des hommes qui raisonnent, qui sont modérez et justes, traitassent Baile comme ils l'ont fait, mais je ne dois par le leur dire. Vous venez toujours à mon secours mon ange, mais en est il temps? et Tiriot n'a t'il pas déjà fait imprimer ma bévue? Je vous supplierais aussi de ne pas permettre qu'on gâte ce vers l'empereur ne peut rien sans ses chers électeurs. Le mot de cher est celui dont il se sert en leur écrivant, ce sont ces mots propres et caractéristiques qui font le mérite d'un vers. Qu'avec ses électeurs est dur et faible. Je voudrais bien n'être ny brûlé ny mutilé.

Je mérite ces grâces de vous puisque je vous fais faire deux tragédies à la fois sous mes yeux. La première est ce Botoniate, ce Nicéphore que le conseiller génevois racomode. La seconde est Alceste à laquelle votre très humble servante ma nièce travaille tout doucement. Il ne reste plus que moy, mais je vous ay déjà dit qu'il me fallait du temps, de la santé et flatus divinus. J'attends le moment de la grâce. Si mon état continue, je serai un juste à qui la grâce aura manqué. Je ne peux d'ailleurs songer àprésent qu'à Port Mahon. Je me flatte que vous aprendrez bientôt la réduction de toutte l'ile. Ce sera là un beau coup de téâtre, un beau dénouement. Mais en vérité il est plus aisé de prendre Minorque que de faire une bonne tragédie à mon âge. Je ne connais plus les acteurs. Je suis loin de vous. Les sujets sont épuisez et moy aussi. Il n'y a que le cœur qui soit inépuisable. Je voudrais bien que les talents fussent comme l'amitié, qu'ils augmentassent avec les années. Adieu, mille tendres respects à tous les anges.

V.