Aux Délices, près de Genève, 27nov. 1755
Je mérite bien peu l'amitié que vous avez pour moi, mon cher Demosthene: je ne sais qu'être négligent.
Il y a près de trois semaines que j'ai reçu la lettre que vous avez eu la bonté de m'écrire, et je n'y ai pas répondu encore. Je vous en demande mille pardons: il faut passer quelque chose à un homme qui est attaché au philosophe le plus étrange que la terre ait jamais porté. Il use tellement mes doigts à force de me faire écrire qu'il n'y a presque plus que mes ongles, qui ne tiennent à rien.
Vous avez des procès qui vous occupent beaucoup; et moi j'ai des tragédies et l'histoire de l'univers à écrire, à copier et à copier encore. Je ne vous parle pas de la petite oie, comme des petites dissertations détachées, toutes les lettres, et mille babioles. Vous avez de temps en temps quelque aimable objet qui vient vous montrer ses pièces; et moi il n'y a pas un chien qui vienne me voir, et on ne me montre que de bien vilaines pièces.
Oui, j'ai été à Paris, et je ne vous ai pas écrit: autre négligence; et je demande encore pardon. L'Orphelin y eut le plus grand succès: on le joua douze à treize fois de suite, et on ne l'interrompit que pour l'aller jouer à Fontainebleau où il a été reçu avec autant d'applaudissements qu'à la ville.
Ce couplet a fait beaucoup de bruit. On ne voulait pas d'abord le passer à la police. On croyait y voir une apologie du déisme. Vous connaissez il y a longtemps ces trois autres vers où Zamti parle de la mort. Ils ont été fort applaudis.
Toute la pièce d'un bout à l'autre a été applaudie à tout rompre; et ce succès brillant a un peu déridé le front cynique de notre philosophe. Il en a été moins mourant qu'à l'ordinaire, et tout paraît aller fort bien actuellement. Vous aurez dans deux mois une nouvelle éditions des Œuvres, et dans trois ou quatre mois un cours complet d'histoire universelle. Que voudriez vous davantage? N'est ce pas bien travailler? Vous avez beau dire: vous faites moins aisément des plaidoyers et des requêtes que nous ne faisons de l'histoire et des vers.
Pourquoi n'êtes vous pas venu nous voir? Soixante lieues, ce n'est pas une bagatelle, me direz vous. Vous avez raison, et on ne quitte pas comme ça une famille aimable. Vous auriez été bien surpris. Vous auriez trouvé notre philosophe tout changé. Il est devenu libéral: n'est ce pas là un miracle? C'est pourtant vrai. Quatre chevaux dans l'écurie, une très bonne table, un bon cuisinier, beaucoup de laquais, des jolies femmes qui gouvernent la maison: voilà le train d'aujourd'hui.
Cela est plus honnête et plus décent que lorsque, dans un grand malheurb arrivé à notre homme, vous voulûtes bien par compassion lui offrir votre bourse. Nonobstant tout cela, je n'en suis pas plus gras.
Je vous remercie de la bonté avec laquelle vous vous offrez à être utile au laquais de mr de Voltaire, dont je vous ai parlé.
Madame Dupont m'a sans doute oublié; mais je viendrai un jour la mater aux échecs, aussi bien que vous, et tous vos parents et tout Colmar et toute la province.
Adieu, aimable Demosthene. Si je voulais m'écouter, je vous écrirais jusqu'à demain, car je suis bavard. Votre amitié, vos bontés, voilà ce que je veux de vous, et je veux vous être tendrement attaché toute ma vie.