aux Délices près de Genêve 13 may 1755
J'ai vécu bien tristement, Monsieur, depuis que je n'ai pas eu l'honneur de vous écrire.
Un des plus aimables hommes du monde a rendu ma vie fort désagréable; c'est Mr Tronchin le médecin. Je me suis mis entre ses mains, et je ne fais plus que des remédes. J'espérais que made La Comtesse de Bentinck viendrait ce mois-ci dans nos quartiers, et que nous pourions parvenir à vous débaucher. Je n'ai point encor de ses nouvelles. Je m'imagine que vous quitteriez quelquefois vos montagnes assez volontiers pour elle, et que j'en pourais profitter. Votre imagination réussirait encor mieux auprès d'une femme d'esprit que chez vos gens de l'âge d'or; je voudrais bien que vous pussiez dire avec nous: oh, le bon temps que ce siècle de fer! Je suis très-touché de la perte que vous avez fait de Mr votre père, et je voudrais bien pouvoir contribuer à votre consolation: s'il vous ressemblait je compte avoir perdu quelcun que j'aurais aimé.
On a donné le nom de Délices au lieu que j'habite parce qu'on y a la vue du Lac et de deux rivières, que la maison est un beau pleinpied, et que le jardin est planté assez agréablement; mais il n'y a point de délices pour un malade entouré de maçons et de charpentiers. Ce qu'il y a de pis, c'est que la maison quoique assez vaste n'avait que deux apartements. Celui qui l'a bâtie avait oublié qu'il faut donner quelquefois à coucher à ses amis. Je corrige ce défaut dans l'espérance de vous posséder un jour. Laissez-moi, je vous prie, cette illusion; il en faut toujours un peu dans ce monde; mais si je me trompe dans l'idée de vous voir ici, je ne me trompe pas au moins dans l'opinion d'être aimé un peu de vous.
Je vous embrasse monsieur et suis toujours sans cérémonie entièrement à vous.
V.