Ce 16^e x^bre 1754

…[M. de Voltaire] a quitté Colmar, où il étoit depuis quelque tems, pour se rendre à Lion et y voir le Mar. de Richelieu à son passage pour le Languedoc.
De Lion, il est venu à Geneve où il a couché deux nuits. Il en repartit samedi matin pour aller passer l'hiver à Prangin avec mad^e Denis sa nièce. Je ne l'ai vu que dans la rüe à la descente d'un carosse. Ceux qui l'ont approché disent que quoiqu'il n'ait que 60 ans, on lui en donneroit beaucoup davantage à son air maigre, pâle et défait. Il plie sous le faix du travail, et peut-être encor plus sous celui des chagrins. Il doit effectivement en avoir de bien vifs de se voir banni des cours où il a brillé. Il travaille continuellement pour se distraire et s'occuper, et l'on espère qu'il donnera bientôt quelque ouvrage à l'impression si sa mauvaise santé le lui permet.

Notre ami Tronchin lui a donné à souper sans qu'il y eût d'autres femmes que la sienne et mad^e Denis parce que Voltaire avoit désiré qu'il y eût peu de monde, mais mad^e Gallatin et mad^e Tronchin la jeune furent curieuses de le voir et de l'entendre; pour cela elles se cachèrent dans la salle à manger sur un tabouret derrière un rideau de fenêtre sans que personne en sût rien que les laquais de leur Frère; elles furent là sans bouger pendant tout le soupé. Si quelqu'un s'en fût aperçu, on n'auroit pas manqué de leur joüer le tour de tirer le rideau, mais heureusement leur projet réussit comme elles l'avoient désiré, et elles furent très contentes. Voltaire parle comme il écrit avec beaucoup de facilité, de grâce et de tour dans l'expression. C'est dommage qu'on ne puisse pas admirer son cœur autant que son esprit. Madame Denis est une femme de cinquante ans et n'a pas paru ici avoir rien de remarquable, mais on dit qu'à Lion elle vouloit faire la femme d'esprit, et surtout qu'elle se piquoit d'une si grande érudition en fait de poësie et d'une si vaste mémoire, qu'elle disoit qu'on en sauroit lui réciter quelques vers qu'à l'instant elle n'en nommât l'autheur. Un homme qui l'entendoit se vanta aussi d'avoir le même avantage et une égale mémoire. mad^e Denis pour le prendre en défaut lui récita quatre vers de sa façon, et lui dit d'en deviner l'auteur ou l'ouvrage d'où ils étoient tirez; l'autre sans hésiter lui répondit, ils sont de La Chercheuse d'esprit, (vous savez que c'est le titre d'une petite pièce). La Dame se trouva payée de sa ruse et de sa vanité et se tut.

Voilà, Madame, comme on s'amuse à réciter tout ce qui se passe autour des grands hommes, quoique ce ne soit que des bagatelles, et comme l'on écrit des bagatelles quand on n'a rien de plus important à dire. Voltaire compte de passer l'hiver dans votre païs; il y fera peut-être parler de lui; j'ai cru que vous ne seriez pas fâchée d'apprendre ce qu'on en a dit ici….

Bonsoir, Madame, mille amitiez au Papa, je suis à vous de tout mon cœur.