1754-09-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Joseph Nicolas Pancrace Royer.

J'avais eu, monsieur, l'honneur de vous écrire non seulement pour vous marquer tout l'intérêt que je prends à votre mérite et à vos succès, mais pour vous faire voir aussi quelle est ma juste crainte que ces succès si bien mérités ne soient ruinés par le poème défectueux que vous avez vainement embelli.
Je peux vous assurer que l'ouvrage sur lequel vous avez travaillé ne peut réussir au théâtre. Ce poème tel qu'on l'a imprimé plus d'une fois, est peutêtre moins mauvais que celui dont vous vous êtes chargé; mais l'un et l'autre ne sont faits ni pour le théâtre ni pour la musique. Souffrez donc que je vous renouvelle mon inquiétude sur votre entreprise, mes souhaits pour votre réussite, et ma douleur de voir exposer au théâtre un poème qui en est indigne de toutes façons malgré les beautés étrangères dont votre ami m. de Sireuil en a couvert les défauts. Je vous avais prié monsieur de vouloir bien me faire tenir un exemplaire du poème tel que vous l'avez mis en musique, attendu que je ne le connais pas. Je me flatte, mr, que vous voudrez bien vous prêter à la condescendance de m. de Moncrif, examinateur de l'ouvrage, en mettant à la tête un avis nécessaire, conçu en ces termes:

Ce poëme est imprimé tout différemment dans le recueil des ouvrages de l'auteur: les usages du théâtre lyrique et les convenances de la musique ont obligé d'y faire des changements pendant son abscence.

Il serait mieux sans doute de ne point hasarder les représentations de ce spectacle qui n'était propre qu'à une fête donnée par le roi et qui exige une prodigieuse quantité de machines singulières. Il faut une musique aussi belle que la vôtre, soutenue par la voix et par les agréments d'une actrice principale, pour faire pardonner le vice du sujet et l'embarras inévitable de l'exécution. Le combat des dieux et des géants est au rang de ces grandes choses qui deviennent ridicules et qu'une dépense royale peut sauver à peine.

Je suis persuadé que vous sentez comme moi tous ces dangers; mais si vous pensez que l'exécution puisse les surmonter, je n'ai auprès de vous que la voie de représentation. Je ne peux encore une fois que vous confier mes craintes, elles sont aussi fortes que la véritable estime avec laquelle j'ai l'honneur d'être, monsieur, votre très h. et très ob. serviteur.