à Paris ce 25 avril [1754]
Je n'avois pas besoin, Monsieur, de la lettre que Vous écrivez à Ma tante, pour estre persuadé de la sensibilité de Votre âme, Mais j'avois besoin de la petite apostille où Vous faites mention de Moi, pour me flater de Votre souvenir.
Qui m'auroit dit il y a 25 ans que l'esprit de philosophie, le dégoust du Monde, et l'amour du repos fixeroient Ma mère aux portes de Strasbourg et que la destinée qui se joue des hommes et de leurs projets, Vous rapprocheroit de cette ancienne amie et Vous amèneroit à Colmar, où Vous continuez d'enrichir l'univers, d'éclairer les hommes, et qui s'honorera un jour de Vous avoir servi d'azile? Par quelle fatalité suije Moi même éloigné de Ces lieux que Vous habitez l'un et l'autre et séparé de la mère la plus aimable et la plus respectable, qu'il y ayt au monde, pour M'empescher de passer avec elle le reste de mes jours? Il a fallut, que de son Costé le goust d'une retraite que je ne pouvois Combattre, puisque son bonheur y estoit attaché, et du Mien, que les devoirs de mon état et le soin de Ma fortune, qui Me fixe icy nécessairement Mit entre nous Cet interval qui nous sépare et dont nous gémissons tous deux. Mais à quoi sert cette retraite si les Malheurs que l'on Croit éviter en s'écartant de cette foule où ils fourmillent, Viennent encore nous y chercher? Vous avez sçu tous ceux qu'elle a essuyés et Vous avez admiré sans doute et son activité à s'y opposer, et son Courage à les supporter, peut estre le Rosle que j'ay joué dans ces temps d'orage, et dont je lui dois tout l'honeur, puisque c'est elle qui m'en a rendu Capable, a t'il esté jusques à Vous, et peut estre y avez Vous fait quelque attention. Si avec le secours des loix, j'ay Vengé la Mémoire du père, si j'ay rendu au fils son honneur, et sa liberté, ne devoi je pas espérer, que la restitution d'une place occupée pendant 30 ans par le père pour le bonheur de Strasbourg, la gloire du Roy, et le bien de son service, Couronneroit mon ouvrage? Mais il y faut renoncer, des obstacles invincibles s'y opposent, et la patience est ma seule ressource, parce que, lœvius fit patientiâ quid quid corrigere néfas. Du moins aije appris à Connoître les hommes, à les plaindre et à m'en passer sans les fuir; j'en sens Mieux tout le prix de la solitude à la quelle la lecture de Vos ouvrages immortels preste Mille agréments, et je fait mon plaisir d'une étude, que je borne à la connoissance de Moi même, à l'histoire, et aux belles lettres et Cela sans d'autre prétention que celle d'occuper mon loisir.
Je M'étonne en Vous lisant de Vous Voir séparé de cette patrie qui semble Vous désavouer aujourd'huy, et qui dans la suite fera gloire de Vous réclamer. Je n'entre point dans les infidélités que Vous pouvez lui avoir faites, Mais je sçais qu'il est des génies, aux quels il faut tout pardonner, Comme il est des beautés, qui font tout oublier et j'usqu'à leur inconstance. Ma tante Compte avoir l'honeur de Vous écrire, elle est inconsolable, Mais c'est un bonheur pour elle. Elle ne pense pas que C'eust esté Mourir tous les jours, que de Voir tous les jours, pour me servir de Votre expression, cette teste de l'amour sur ce corps du Lazare. Ces Vers de Psyché que je ne puis m'empescher de Vous rappeller peignent bien son état.
Quand on écrit à Mr de Voltaire Il faut bien lui parler son langage, et Comme je ne ferois tout au plus que le bégayer j'ay mieux aimé ne le parler que d'après ceux qui ont esté ses Modèles, et qu'il a surpassés. Je n'ay pas besoin de secours pour lui parler celui du sentiment, et C'est d'après moi seul que je l'assure du sincère et tendre attachement avec le quel, en lui souhaitant avec le retour des beaux jours celui de sa santé, j'ay l'honeur d'estre son très humble et très obéissant serviteur
Lutzelbourg