1754-02-27, de Jacob Vernet à Voltaire [François Marie Arouet].

Je suis bien content, Monsieur, de voir que vous prenez en bonne part le peu de soin que je me suis donné pour empêcher que votre bel ouvrage ne fût autant défiguré ici qu'il l'a été par le Sr Neaulme.
Il eût été à souhaiter que j'eusse sçu plutôt l'entreprise de notre libraire, & que j'eusse été plus hardi à y mettre la main. Il est arrivé par le contraire que j'ai été trop tard à corriger le 1. tome & que pr le second même, n'ayant point de vos nouvelles & me trouvant d'ailleurs fort occupé, je ne fis que les premières corrections qu'une lecture rapide me montra être évidement nécessaires, laissant passer toutes celles qui ne sautoient pas d'abord aux yeux, ou qui demandoient un examen. Car il est délicat de toucher à l'ouvrage d'autrui. J'avois pourtant corrigé du 1er bond raison même pr raison mène, IV. siècle pr IX., Charlem. Empereur en 801 pr 800& trente autres pareilles méprises. Mais depuis que vous m'avez invité & autorisé à y mettre plus hardiment la main, j'ai revu le tout, et fait cent corrections de nom & de date, que vous verrez dans l'Errata, come précision des équinoxes pr précession. Robert le fort ayeul de Hugues Capet, l'ayeul étoit Robert, & le bisayeul Robert le fort. Amedée fils du Conte de Genève élu Pape sous le nom de Clément VII, c'est Robert Conte de Genève, & plusieurs autres de même nature.

J'ai trouvé deux ou trois erreurs dans le chapitre des Normands de la Pouille. Tancrede de Hauteville n'alla jamais dans ce païs-là mais seule' son fils. Le Richard avec qui Homfroi & Robert Guiscard joignirent leurs forces contre le Pape n'étoit point leur frère, mais un autre seigneur normand. Enfin c'est le 1er Comte Roger de Sicile qui obtint le droit de légat du Pape Urbain II. Tout cela étant clair par Giannone que j'ai sous les yeux, j'ai cru remplir votre intention en corrigeant ces petites erreurs.

J'ai supprimé le détail des impiétés dont Grégoire IX chargea Frederic II. Cela contient des railleries bien fortes qui ont scandalisé bien des gens, & qu'on se seroit fait de la peine de laisser imprimer ici. J'ai cru que cela faisoit partie des expressions peu mesurées qu'il vous importe de désavoüer, & que c'étoit rendre service à votre livre que d'en ôter ce que sans doute vous en avez ôté vous même.

Par la même raison j'avois suprimé le Pape Juif, & la mémoire exécrable de Gregoire VII en y substituant des termes plus doux. Je ne sais pourquoi ma correction vint trop tard. Elle n'est que dans l'Errata. Cela ne fait pas si bien son effet. Mais cela décharge également l'auteur, quand on lui chercheroit chicane sur ces endroits.

J'ai été surpris de ne rien voir dans votre ouvrage sur le 2d Royaume de Bourgogne et d'Arles, & sa décadence, qui donna lieu à former tant de petites souverainetés. Si j'avais voix au chapitre, je ferois là-dessus un chapitre, qui ne seroit pas tout à fait indifférent, & je trouverois le moyen d'y placer à peu près ceci sur ma patrie:

"Genève devint dès lors, come plusieurs autres villes, une Cité Impériale sous le gouvernement de son Evêque qui en étoit apellé seigneur & Prince; souvent inquiété par le Comte de Genevois, qui s'étoit aussi rendu souverain, mais feudataire de l'Empire."

Quand on sera au XVI. siècle, notre ville méritera quelque chose de plus, puisque vous aimez les Républiques.

L'on a fait un carton pour la bonne correction que vous envoyéz sur la quantité des espèces du tems de Charlemagne.

Le titre a été mis come vous le vouliez.

J'ai fait un Avertisse' du libraire, qui entre dans vos vües pr autoriser vos plaintes sur l'édition de Holl: & pr ne domer même celle ci que sur le pié qu'il vous convient de le laisser paraître.

Mais vous voyez bien, Monsieur, que tout ceci vous mène & vous engage à donner vous même une édition de cet ouvrage exacte et telle que vous puissiez l'avouer. Si alors vous voulez ramasser quelques remarques, je prendrai la liberté de vous en fournir quelques unes tant de moi que de mes amis.

J'aurois voulu que l'impression de Mr Philibert fût plus belle. Certaines convenances de libraire ont prévalu. Il n'en seroit pas de même si vous lui donniez quelque chose expressément à imprimer; et je m'en assurerois auparavent.

Come il vous adressa hier un exemplaire de son édition, j'y joignis un petit abrégé ou Tableau d'Histoire universelle que j'ai dressé mr un jeune seigneur, & qu'on a voulu imprimer. C'est une bagatelle que je suis pourtant bien aise qui passe sous vos yeux.

On a écrit ici deux choses qui vous concernent & qui s'entre-détruisent, l'une que vous deviez venir à Lausanne, l'autre que vous deviez vous marier à Strasbourg. Je ne crois ni l'un ni l'autre, mais je souhaite fort tout ce qui peut contribuer à votre repos & à votre agrément. En quelque lieu que vous alliez en quittant Colmar, ne me le laissez pas ignorer, & honorez-moi de vos ordres. J'ai l'honneur d'être avec dévoue'.

Votre très humble & obéiss' serviteur

J. Vernet