A Paris, ce 28 juin [1753] A l'hôtel d'Herbouville, rue Pavée, au Marais
Monsieur,
J'ai recours à votre excellence sans avoir l'honneur d'en être connue, mais je sais que les malheureux ont des droits sur les âmes nobles & généreuses; c'est à ce titre que je vous implore pour un oncle & une sœur qui sont dans la situation la plus cruelle & la plus inattendue.
M. de Voltaire & mme Denis sont prisonniers à Francfort: j'ignore quels sont les torts de mon malheureux oncle avec le roi de Prusse; il en a sans doute puisqu'il a pu déplaire à s. m., quoiqu'il n'ait paru de lui jusqu'à présent que les sentiments de la plus profonde vénération, d'un respect & d'un attachement inviolables, & dont il lui a donné de bien fortes preuves; mais ma sœur, qui est Française, qui n'a jamais eu le désir ni le pouvoir de manquer au roi, comment & de quoi la punit on? Elle a été attendre m. de Voltaire à Strasbourg pour le mener à Plombieres; elle apprend qu'il est resté malade à Francfort, elle y court, & le trouve mourant & arrêté dans son auberge par le ministre du roi de Prusse pour un livre de poésies de s. m., qu'elle lui avait permis d'emporter quand il en prit congé. Ce livre était des dans ballots à Hambourg; m. de Voltaire les a fait venir avec toute la diligence possible: le ministre a refusé de les ouvrir sans de nouveaux ordres du roi, quoiqu'il lui eût remis un billet lorsqu'il l'arrêtai par lequel il lui disait qu'il serait libre de continuer sa route aussitôt qu'il lu, aurait rendu ce livre. Quatre jours après on lui donne une garde dans sa chambre, on en donne une à mme Denis; ils ne peuvent plus se voir; ils n'ont pas la liberté d'écrire; c'est par sa femme de chambre que j'apprends cet événement: on la punit donc des soins qu'elle a cru devoir à son oncle mourant & malheureux? C'est un crime que je désirerais que ma position me permît de partager avec elle; mais je ne saurais croire que le roi ait dicté un pareil arrêt, il serait trop contraire aux idées de grandeur, de bonté, de justice que toutes ses actions nous ont données de lui. D'ailleurs, je sais qu'il n'est arrivé à Berlin que le 15, & cet emprisonnement est du 20: je ne puis donc douter que ce ne soit un attentat du ministre, contre lequel je réclame la protection de votre excellence auprès du roi. Fléchissez le pour mon malheureux oncle, rappelez lui ses premières bontés; enfin, monsieur, je n'espère qu'en vous. Il a été un temps où vous les avez honorés l'un & l'autre de votre estime, ils méritent à présent tout votre compassion; j'espère que vous ne la leur refuserez pas, & à moi la permission de vous assurer du respect avec lequel je suis, monsieur, de votre excellence, la très humble et très obéissante servante,
Mignot de Fontaine