à Berlin 18 xbre 1752
Je vous envoie, ma chère enfant, les deux contrats du duc de Virtemberg.
C'est une petite fortune assurée pour votre vie. J'y joins mon testament. Ce n'est pas que je croie à votre ancienne prédiction, que le roi de Prusse me ferait mourir de chagrin. Je ne me sens pas d'humeur à mourir d'une si sotte mort, mais la nature me fait beaucoup plus de mal que lui, et il faut toujours avoir son paquet prêt et le pied à l'étrier pour voyager dans cet autre monde, où quelque chose qui arrive, les rois n'auront pas grand crédit.
Comme je n'ai pas dans ce monde-ci cent cinquante mille moustaches à mon service, je ne prétends point du tout faire la guerre, je ne songe qu'à déserter honnêtement, à prendre soin de ma santé, à vous revoir, à oublier ce rêve de trois années.
Je vois bien qu'on a pressé l'orange, il faut penser à sauver l'écorce. Je vais me faire pour mon instruction un petit dictionnaire à l'usage des rois. Mon ami signifie mon esclave. Mon cher ami veut dire, vous m'êtes plus qu'indifférent. Entendez par je vous rendrai heureux, je vous souffrirai tant que j'aurai besoin de vous. Soupez avec moi ce soir, signifie, je me moquerai de vous ce soir. Le dictionnaire peut être long. C'est un article à mettre dans l'Encyclopédie.
Sérieusement cela serre le cœur. Tout ce que j'ai vu est il possible? Se plaire à mettre mal ensemble ceux qui vivent ensemble avec lui! dire à un homme les choses les plus tendres, et écrire contre lui des brochures! et quelles brochures! arracher un homme à sa patrie par les promesses les plus sacrées et le maltraiter avec la malice la plus noire! que de contrastes! et c'est là l'homme qui m'écrivait tant de choses philosophiques, et que j'ai cru philosophe! et je l'ai appelé le Salomon du nord! Vous souvenez vous de cette belle lettre qui ne vous a jamais rassurée? Vous êtes philosophe, disait il, je le suis aussi. Ma foi, sire, nous ne le sommes ni l'un ni l'autre. Ma chère enfant, je ne me croirai tel que quand je serai avec mes pénates, et avec vous.
L'embarras est de sortir d'ici. Vous savez ce que je vous ai mandé dans ma lettre du 1er novembre. Je ne peux demander de congé qu'en considération de ma santé, et il n'y a pas moyen de dire, je vais à Plombieres au mois de décembre. Il y a ici une espèce de ministre du saint Evangile nommé Pérard, né comme moi en France; il demandait permission d'aller à Paris pour ses affaires. Le roi lui fit répondre qu'il connaissait mieux ses affaires que lui même, et qu'il n'avait nul besoin d'aller à Paris. Ma chère enfant quand je considère un peu en détail tout ce qui se passe ici, je finis par conclure que cela n'est pas vrai, que cela est impossible, qu'on se trompe, que la chose est arrivée à Syracuse il y a quelque trois mille ans. Ce qui est bien vrai c'est que je vous aime de tout mon cœur et que vous faites ma consolation.