1752-10-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charlotte Sophia van Aldenburg, countess of Bentinck.

Je ne sçais madame si mr Hugues ferait bien de venir à Potsdam sous le nom d'Ancarville.
J'aurais peur que sa majesté ne présumât qu'il a encor une fois changé de nom, et que cela ne luy fît tort. Elle sait depuis longtemps que son père est un marchand de Nancy qui, ayant fait faillite, est devenu fermier de quelques domaines. Je ne vous dissimulerai pas que quand je rendis compte au roy avec éloge de son ouvrage, il me répondit qu'un homme qui était venu icy voler un banquier n'était point fait pour parler de morale et de politique à moins que ce ne fût celle des voleurs. On ne peut pas persuader à sa majesté que cet homme ait pris le nom du comte d'Etricour malgré luy à Berlin, ny qu'il ait malgré luy mangé l'argent d'une lettre de change du banquier Shweigger. Il est fort difficile de faire revenir le roy de pareilles impressions, mais si le livre réussit comme je l'espère, Le roy poura regarder la conduitte passée de ce jeune homme comme des écarts de jeunesse dont il se repent, et son livre comme un fruit de la maturité qu'il a acquise par ses malheurs mêmes, surtout s'il est d'une aussi grande retenue qu'il passait pour en avoir peu. Je ne l'ay jamais vu, et je luy rendrai tous les services possibles parce qu'il me parait avoir baucoup d'esprit, et que vous le protégez. Je suis bien sûr madame que vous ferez usage avec votre prudence ordinaire de la liberté de vous dire toujours ma pensée, que je prends avec vous sans déguisement. Je crois qu'il faut àprésent qu'il ne songe qu'à imprimer son ouvrage. A L'égard de Maupertui on le dit mieux, mais quand il serait plus malade, il ne luy serait pas permis de vouloir persécuter Kœnig, qui a raison, d'embarquer l'académie dans des démarches ridicules et odieuses, et de faire écrire à Me la princesse d'Orange pour ôter à Kœnig la liberté de se deffendre. Il vaudrait mieux être mort que d'avoir une conduitte si impertinente et si tirannique. Je déteste les tirans. Voylà pourquoy je suis attaché au roy, et à vous, madame, qui faitte pour commander, pour régner dans la société, y mettez tant de facilité et de douceur.

Je suis à vos pieds pr jamais.

V.