A Londres, ce 27 août v. s. [7 September n. s.] 1752
Monsieur,
Je m'intéresse infiniment à tout ce qui touche monsieur Stanhope, qui aura l'honneur de vous rendre cette lettre; c'est pourquoi je prens la liberté de vous le présenter; je ne peux pas lui en donner une preuve plus convain-quante.
Il a beaucoup lû; il a beaucoup vû, s'il l'a bien digéré voilà ce que je ne sçais pas; il n'a que vingt ans. Il a déjà été à Berlin il y a quelques années, et c'est pourquoi il y retourne à présent; car à cette heure on revient au nord par les mêmes raisons pour lesquelles on allait il n'y a pas longtems au sud.
Permettez, monsieur, que je vous remercie du plaisir et de l'instruction que m'a donné votre Histoire du siécle de Louïs XIV. Je ne l'ai lu encore que quatre fois, c'est que je voudrois l'oublier un peu avant la cinquième, mais je vois que cela est impossible; j'attendrai donc l'augmentation que vous nous en avez promis, mais je vous supplie de ne me la pas faire attendre longtems. Je croïais sçavoir passablement l'histoire du siècle de Louïs XIV moïennant les milliers d'histoires, de mémoires, d'anecdotes, etc., que j'en avois lû, mais vous m'avez bien montré que je m'étois trompé, et que je n'en avois qu'une idée très confuse à bien des égards, et très fausse à bien d'autres. Que je vous sçais gré surtout, monsieur, du jour dans lequel vous avez mis les folies et les fureurs des sectes! Vous emploïez contre ces fous ou ces imposteurs les armes convenables; d'en emploïer d'autres ce seroit les imiter: c'est par le ridicule qu'il faut les attaquer, c'est par le mépris qu'il faut les punir. A propos de ces fous, je vous envoie ci joint, une pièce sur leur sujet par le feu docteur Swift, laquelle, je crois ne vous déplaira pas. Elle n'a jamais été imprimée, vous en devinerez bien la raison, mais elle est authentique. J'en ai l'original écrit de sa propre main. Son Jupiter, au jour du jugement, les traite à peu près comme vous les traitez, et comme ils le méritent.
Au reste, monsieur, je vous dirai franchement, que je suis embarrassé sur vôtre sujet, et je ne peux pas me décider sur ce que je souhaiterois de vôtre part. Quand je lis vôtre dernière histoire, je voudrais que vous fussiez toujours historien; mais quand je lis votre Rome sauvée(toute mal imprimée et défigurée qu'elle est) je vous voudrois toujours poëte. J'avoue pourtant qu'il vous reste encore une histoire à écrire digne de votre plume, et dont votre plume est seule digne. Vous nous avez donné il y a longtems l'histoire du plus grand furieux(je vous demande pardon si je ne peux pas dire du plus grand héros) de l'Europe. Vous nous avez donné en dernier lieu, l'histoire du plus grand roi; donnez nous, à présent, l'histoire du plus grand et du plus honnête homme de l'Europe, que je croirois dégrader en appellant roi. Vous l'avez toujours devant vos yeux, rien ne vous seroit plus facile; sa gloire n'exigeant pas votre invention poëtique, mais pouvant se reposer en toute sûreté sur vôtre vérité historique. Il n'a rien à demander à son historien, que son premier devoir comme historien, qui est, ne quid falsi dicere audeat, ne quid veri non audeat. Adieu, monsieur, je vois bien que je dois vous admirer de plus en plus tous les jours, mais aussi je sçais bien que rien ne pourra jamais ajouter à l'estime et à l'attachement avec lesquels je suis actuellement,
Votre très humble et très obéissant serviteur
Chesterfield