Monsieur,
L'acueil favorable, dont Vous avez bien voulu honorer ma traduction du Micromegas, m'a causé une satisfaction inexprimable.
Cependant j'ai tout lieu de craindre, que Vous n'eussiez changé de sentiment, si Vous aviez daigné augmenter le nombre de Vos connoissances par celle de la langue allemande. Vous vous seriez aperçu, que je possède le secret, de faire du traité le plus charmant et le plus acompli la lecture la plus plate et la plus ennuyante. Je n'aurois pu apeller d'un arrêt si légitime.
Je me serois retranché sur l'impossibilité, de transporter toutes les grâces d'un écrit dans un idiome étranger, à moins de posséder le génie de son auteur. J'aurois hardiment défié tout le monde, de pouvoir jamais aprocher du Vôtre. Enfin, Monsieur, ne sachant exprimer les charmes inimitables, qui brillent dans Votre ouvrage, il me restoit toujours le mérite, de nous en avoir aproprié l'utile.
C'est justement là le but de ma philosophie. Bien loin de m'alembiquer le cerveau, pour imaginer un arrangement chimérique de choses, dont je n'ai point d'idée, je me suis toujours persuadé, qu'il ne falloit, que chercher de mettre à profit le peu de vérités, qu'une heureuse expérience nous a fait connoitre, et
Si l'autorité et les préjugés m'avoient paru de bons guides sur le chemin de la vérité, j'aurois eu un titre de plus, pour me déclarer pour les systèmes. Je n'aurois eu qu'à embrasser celui de mon grand-oncle le Baron de Leibnitz. Mais je me contente, qu'indépendemment de l'esprit systématique, je lui trouve assez de talens, pour que malgré la proximité du sang je puisse oser le traiter de grand homme, sans craindre d'avoir un démenti. C'est assez le défaut des grands génies, que, sentant leur supériorité, ils prétendent de ranger l'ordre des vérités les plus obstruces sous l'obéissance de leur façon de penser. Mais voilà en efet la preuve la plus convainquante, qu'ils puissent nous donner de leur foiblesse. Les opinions, qu'ils établissent, ressemblent à ces agréables songes, aux quels, pour être véritablement beaux, il ne manque que la réalité. Rien ne prouve mieux la frivolité des systèmes, que leur peu de durée. De cinq ou six, qu'on a vu éclore de nos jours, il n'en reste qu'un ou deux, qui trouvent encore des partisans. Si les premiers étaient vrais, pour quoi leur substituer d'autres? Et ceux-ci seroient-ils plus vrais ou plus constans, par ce qu'ils sont les plus nouveaux en date? Il y a déjà un tems, que les grâces de la nouveauté commencent à se passer, et je crainds fort, que dans peu ils ne subissent le sort de leurs ainés. Il en est, comme de ces palais magnifiques, produits par l'art de quelque Fée souveraine: il survient une autre plus puissante; jalouse de l'ouvrage de sa rivale, il ne lui coûte, qu'un tour de baguette, pour le réduire dans le néant, d'où il étoit sorti. C'est ainsi, que les barbares des bas siècles s'entredonnoient la chasse les uns aux autres; les derniers venus étoient toujours les plus forts. Quand est-ce, que nous verrons l'esprit humain délivré de cette espèce de tyrannie, que la vanité décore du beau nom de système? Permettez, Monsieur, que je partage la juste satisfaction, avec la quelle Vous entrevoyez l'aproche d'un événement si heureux. Cette gloire étoit réservée au siècle de Frederic le grand. Comme le soleil dissipe les nuages, les erreurs, qui ont trop long tems ofusqué l'esprit, ne sauroient tenir vis à vis le Philosophe sur le thrône.
Il n'y a rien, Monsieur, qui auroit pu me flater plus agréablement que le sufrage, qu'il Vous a plu d'accorder à mes essais dans la poésie françoise. Un avantage si glorieux n'auroit manqué de me rendre fier, si je ne l'avois reçu dans un tems, où la morale du Sirien m'avoit heureusement prémuni contre toutes les ataques de l'amour-propre. Cependant les louanges dont Vous avez bien voulu me combler à ce sujet, sont tournées d'une manière si noble et si délicate, que je ne puis m'empêcher, de répéter le compliment naif du bon Père du Cerceau:
Vos décisions servent de règle et de modèle à ceux, qui entreprennent, de juger sur les ouvrages d'esprit; et l'indulgence, avec laquelle Vous daignez traiter mes bagatelles, me met en droit, d'espérer celle du Public. Cette confience pourroit bien m'enhardir un jour, à déposer au pied du Parnasse françois les foibles productions d'un étranger:
Je n'ai pas manqué, Monsieur, de faire connoitre à Monseigneur le Duc, Madame la Duchesse et Monseigneur le Prince héréditaire les sentimens, que Vous m'avez témoignés à leur égard. Leurs Altesses Sérénissimes m'ont ordonné, de Vous marquer, qu'elles sont bien sensibles à Votre souvenir, et qu'elles avoient toujours espéré, de Vous voir un jour à leur cour. Je pourrois y ajouter, que Vous êtes adoré de la Cour et de la Ville; mais l'étant de tout le monde, je ne Vous aprendrois rien de nouveau.
Du reste, Monsieur, j'ai été véritablement mortifié, d'aprendre, que l'état de Votre santé ne soit pas tel, qu'il seroit à souhaiter pour le bien public et pour Votre propre satisfaction. La nature se seroit-elle épuisée, en Vous douant d'un de ces génies rares et supérieures, dont la formation lui coûte toujours plus d'un siècle de travail? Il y va de son honneur. Qu'elle achève son ouvrage! Qu'elle fasse un double miracle en Votre faveur! Qu'elle Vous acorde désormais les forces du corps parfaitement proportionnées à celles de l'esprit!
Je suis avec le respect le plus parfait,
monsieur,
Votre…
G. E. Freiesleben
à Gotha ce 12me Août, 1752