Lausanne, 6 juin [1741]
Madame,
Je me connais trop bien pour croire que mon suffrage mérite d'être distingué dans le grand nombre de ceux qui vous connaissent de plus près; mais je ne m'en crois pas moins obligé de rendre justice au savant ouvrage qui m'est enfin parvenu depuis peu de jours.
Il est vrai madame que mon amour propre s'y trouve intéressé. J'ai le plaisir de voir une nouvelle confirmation d'une vérité que j'ai toujours soutenue; c'est que les dames quand elles veulent bien prendre soin de cultiver des talents qui leur sont propres parviennent à un point auquel nous ne pouvons atteindre. Leur style est plus naturel, & elles s'expliquent d'une manière plus aisée & plus précise, elles s'emparent de l'attention sans la fatiguer & par là se font lire avec plus de plaisir, & avec plus de feu. Rohault, co͞e vous nous le marquez nous a doné un système abrégé de la physique cartésienne que l'on peut regarder co͞e complète par le nombre des chefs dont il done des idées qu'il s'est doné le soin de ranger. Mr Regis a étendu ce système, mais la plus grande p͞tie de ce qu'i la ajouté se réduit à des à peu près, & je me suis toujours aperçu que sa méthode pèse. Mr Bernier a rassemblé dans un petit nombre de volumes ce que mr Gassendi avait répandu dans plusieurs ouvrages chargés d'une vaste érudition. La philosophie de mr Leibnitz a été plus heureuse, & j'ai senti madame que vous lui avez donné tout le jour dont elle est susceptible. Peu de jours ont suffi pour m'en convaincre, car il ne m'est pas venu dans l'esprit d'interrompre la lecture de votre ouvrage que par le temps qu'on ne peut refuser aux nécessités de la vie. Permettez moi encore mad. de vous avouer que j'ai senti en vous rendant justice, une satisfaction d'autant plus grande que mes idées ne sont pas entièrement sur ce sujet conformes aux vôtres: peut-être me serait il arrivé de les reformer, ou peut-être encore de les trouver moins éloignées, si j'avais eu le bonheur de conférer avec vous, & de joindre mes méditations aux vôtres. Ce qu'il y a de sûr c'est que si je pense autrement j'en suis mortifié & j'en ai un vrai regret. Ma mortification en est d'autant plus grande que j'ai sous presse à Bâle un examen de la Theodicée composé longtemps avant que d'avoir été informé de vos sentiments. J'ai l'honeur, mad. & je me fais un plaisir aussi bien qu'un devoir de penser co͞e vous sur le mérite de ce grand home, génie vaste, pénétrant, aimant le travail, supe͞rieur sans contredit & distingué dans un siècle où le nombre des savants est plus grand que jamais. Je conçois mad. que vous aurez de la peine à concilier ces idées avec l'entreprise téméraire & du moins à mes propres yeux fort hardie d'examiner son système avec une grande attention; j'essayerai de faire cesser votre étonnement par une raison qui pourrait en étonner d'autres; c'est que je suis chrétien; il y a plus, je n'ai point honte de le dire & si je me vois rangé par là au nombre des petits génies, je plains ceux à qui je fais pitié; ce n'est point par une manière d'enthousiasme que je suis si persuadé; l'étude & l'amour de la vérité ont été dès mon enfance ma passion dominante. Diverses sciences, & en particulier les mathématiques & la physique m'ont paru dignes de mes soins; mais j'ai toujours conçu d'une toute autre importance de pouvoir parvenir à m'instruire de tout ce que je suis, de mon origine, de ma destination, de mes facultés & de l'usage que j'en dois faire. Les différentes routes des homes sur un sujet si intéressant m'ont fait autrefois une extrême peine. Je me disais de temps en temps, que je serais heureux de plus que je ne suis si j'étais né d'un laboureur, en possession d'un rural assez étendu pour me mettre à couvert des rigueurs de la pauvreté & de la nécessité d'un travail qui appesantit et dégrade l'âme. Je n'aurais jamais été troublé par les controverses qui déchirent les homes & par les inquiétudes qui naissent si naturellement de cette pensée, si mes idées sont les seules salutaires que deviendront tant de gens qui ne pensent pas co͞e moi? Dieu m'a fait la grâce de l'éloigner de deux écueils, l'indifférence & l'intolérance. Par un effet de sa bénédiction, je suis parvenu à ne haïr personne, à chercher la vérité avec circonspection & à exposer aux autres ce que je pense avec simplicité & sincérité du cœur, sans que le désir de la distinction y entre pour quoi que ce soit. Mon cœur possédé par ces dispositions a senti le plaisir de vivre, il a aimé & respecté une vie qu'il tient d'un créateur qu'il adore; cet honeur lui paraît infini, il compte pour le plus grand des malheurs de déshonorer par une mauvaise conduite, par négligence, par sensualité, par vanité un dépôt que son créateur lui a confié pour le perfectionner & pour le mettre en état de s'approcher de lui & de l'adorer éternellement par les plus vives actions de grâces. Ces délicieuses occupations ne m'ont pas fait abandonner les autres études; touché du triste sort des incrédules, je me suis fait un devoir, de leur ôter le plaisir funeste de penser que le christianisme est l'effet de l'ignorance & d'un esprit qui n'a pas su s'élever à ces sciences qui selon eux sont l'unique gloire des hommes. Voilà mad. un sincère tableau des raisons qui m'ont engagé à travailler sur la logique, à examiner les ouvrages de mr Collin, Pope, Lahontan& Bayle, & en dernier lieu le système théologique de mr de Leibnitz. J'ai été affermi dans ce dessein par les gracieux encouragements de s. e. mons. le cardinal de Fleuri, à qui ce système paraît être un des plus monstrueux qui se soit èlevè contre la vraie religion.
Quand on fait ce qu'on peut & que ce que l'on entreprend n'est pas au dessus des forces nécessaires pour l'exécuter, on fait ce que l'on doit, on n'a rien à se reprocher, mais la tranquillité qu'on peut se permettre n'empêche pas que l'on puisse légitimement souhaiter des talents propres à faire mieux réussir. Je les aurais mad. si j'avais été quelque temps votre disciple & que par une conformité de style, je fisse douter si vous ne m'auriez point aidé. Je n'appréhende pourtant point mad. de vous faire lire ma lettre après les éloges que vous faites de l'éloquence de mr Volff. Non equidem invideo miror magis. Il a eu le bonheur de se faire des imitateurs mais en cela j'ose dire qu'il n'a pas servi sa nation. Pour être mieux en état d'écrire sur la théologie de mr Leibnitz j'ai lu avec attention ses plus zélés partisans. J'ai trouvé le style de mr Volff, ses répétitions, ses longues périodes, sa dureté, son obscurité & ses efforts, fatiguants et inutiles pour faire entendre aux autres ce que l'on n'entend pas soi même, enfin tout le contraire de votre netteté et de votre précision. J'étais mortifié de me voir réduit à donner quelque temps à de telles lectures car mes leçons publiques se font en latin & mon imagination prend quelque teinture de ce qu'elle vient de lire avec attention. Les partisans de mr Volff citeront contre moi les Allemands qui le trouvent éloquent dans leur langue mais une partie de ces messieurs qui travaillent à perfectionner leur langue [s'appliqu]ent principalement à retrancher les mots étranges qui s'y sont glissés quoique depuis longtemps: en quoi leurs idées se trouvent toutes contraires à celles des Anglais. Ce n'est pas qu'il n'y ait en Allemagne des personnes véritablement éloquentes & en latin, & en leur langue: on en a une preuve qu[e] j'ai bien [ . . .] à la [ . . .] dans les sermons de mr l'abbé Moshem qui a su rassembler dans sa langue toute la force de la Bruiere & tout le brillant des [ . . .], sans [? participer . . .] ni de la dureté de l'un ni du trop grand enthousiasme de l'autre. Pour ce qui est de mr Volfje l'ai connu personnellement & j'ai eu autrefois plus d'un entretien avec lui dont je suis sorti trop persuadé qu'il avait l'esprit trop bouché pour comprendre les dangers affreux de son système. Cependant j'ai eu lieu dans la suite de me convaincre malgré moi du contraire, & je suis instruit là dessus de diverses anecdotes que je ne me ferai pas mad. la peine de vous communiquer. Si vous avez quelque curiosité pour les apprendre la célébrité & ses récompenses sont un problème difficile à développer sans ces secours, mais les caractères personnels ne méritent d'être étudiés que par les occasions qu'ils nous offrent de faire des retours sur nous mêmes. Je viens d'en faire un sur la longueur de ma lettre que je n'excuserai que par le zèle avec lequel je rends justice à l'honeur que vous faites aux sciences & à votre patrie en particulier, à la gloire de laquelle [toute] l'Europe doit s'intéresser surtout quand votre [goût] pour la lumière sera suivi d'imitation en proportion qu'il approchera de devenir le goût régnant. Quelque différence qu'il y ait entre nos [? sentiments] sur des théories physiques, la sincérité de ce que j'ai l'honeur de vous écrire n'en reçoit aucune atteinte, & les grands génies [qui] nous ont précédés & nous ont mis dans la portée d'apprendre, ne perdent rien de l'estime & de la reconnaissance que nous leur devons pour n'être pas parvenus à connaître tout ce dont ils avaient à cœur de s'instruire & d'instruire les autres. Faites moi l'honeur mad. d'agréer les assurances de l'estime, du zèle et du respect avec lequel je veux être toute ma vie,
madame,
votre très humble et très obéissant serviteur,
de Crousaz
ancien gouverneur de s. a. s. le prince Frédéric de Hesse