1752-02-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Claude Étienne Darget.

Mon cher ami, je n'ai pu encore envoyer au roi le quatrième exemplaire de mon Siècle. Le relieur travaille pour sa majesté. Il est juste qu'elle soit servie avant moi. Je ne sais pas s'il occupe à présent ses moments de loisir par des vers ou de la prose; mais je sais qu'en prose et en vers il est parvenu à pouvoir se passer aisément de ma pédanterie grammaticale. Il a joint à son génie l'exactitude et la finesse de notre langue. Je peux lui devenir inutile; mais il me devient très nécessaire; car que fais je dans ma solitude derrière le Packhoff? Ce n'est ni pour madame Bock, ni pour Achard le neveu, ni pour un comte aveugle, qui vient, dit on, de se marier, et qui, dit on, demeure dans la même maison que moi; ce n'est pas pour eux, en un mot, que je suis venu. Je suis dans un pauvre état, il est vrai; et je sens que je serai un triste convive; mais il me reste des oreilles pour entendre, et une âme pour sentir. Je porterai donc mes oreilles et mon âme à Potsdam, dès que mon corps pourra aller. Je me fais quelquefois traîner, les soirs, chez milord Tyrconnell; je mets mes misères avec les siennes.

J'aurais plus besoin d'avoir ma nièce auprès de moi que de la marier au marquis de Chimène. Si elle prend ce parti, ce que je ne crois pas, je vais sur le champ demander mademoiselle Tetau en mariage. Nous aurons un apothicaire pour maître d'hôtel, et je lui donnerai de la rhubarbe et du séné pour présent de noces. Il sera juste que vous ayez un bel appartement dans la maison, avec un lavement tous les jours à votre déjeuner. Voilà, mon ami, ma dernière ressource.

Milord Tyrconnell a toujours des sueurs, et quelquefois le dévoiement: cependant on espère. Le fond de la boite de Pandore est un joli présent fait au pauvre genre humain. Adieu, mon cher ami; je me suis acquitté de votre commission auprès de monsieur et de madame la comtesse de Tyrconnell; ils vous remercient de tout leur cœur, et je vous aime de tout le mien.