1752-02-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon très cher ange l'état où je suis ne me laisse guères de sensibilité que pour vos bontez et pour votre amitié. Ma santé est sans ressource. J'ay perdu mes dents, mes cinq sens; et le sixième s'en va au grand galop. Cette pauvre âme qui vous aime de tout son cœur ne tient plus à rien. Je me flatte encor, parce qu'on se flatte toujours, que j'auray le temps d'aller prendre des eaux chaudes et des bains. Je ne veux pas perdre le fonds de la boete de Pandore, mais l'hiver est bien rude et sera bien long. Je doute que Rome sauvée me sauve. Je mettray dans ma confession générale, in articulo mortis, que j'ay affligé Melle Gossin; je m'en accuse très sérieusement devant les anges. C'est une vraye peine pour moy de luy en faire, ce n'est pas à moy de poignarder Zaïre, je vous assure que si j'étais en sa présence je n'y tiendrais pas, mais mon cher et respectable ami, pourquoy m'a t'on forcé de changer le rôle tendre que j'avais fait pour elle? Je suis aussi docile que des Crebillons sont opiniâtres, j'ay sacrifié mes idées, mon goust, au sentiment des autres. Je voulais un contraste de douceur, de naiveté, d'innocence, avec la férocité de Catilina. Il y a assez de romains dans cette pièce, je ne voulais pas d'un Caton en cornettes. On m'y a forcé, et M. le Maréchal de Richelieu a été las pour la première fois des femmes tendres et complaisantes. J'aimais que la femme de Catilina se bornast à aimer, qu'elle dit,

J'ay vécu pour vous seule et ne suis point entrée
Dans ces divisions dont Rome est déchirée.

Il me semble que sa mort eût été plus touchante. On ne plaint guères une grosse diablesse d'héroine qui menace, qui dit je menace, qui est fière, qui se mêle d'affaires, qui fait la républicaine. Il est clair que ce gros rôle d'amazone n'est pas fait pour les grâces attendrissantes de mademoiselle Gossin. Je l'aurais déparée; ce serait donner des bottes et des éperons, à Vénus. Je vous prie de luy montrer cet article de ma lettre.

A l'égard du siècle, on me fait des chicannes révoltantes, et vous me faittes des remarques judicieuses. J'ay réformé tout ce que vous avez repris. Je crois qu'en ôtant l'épithète de petit au concile d'Ambrun, l'article peut passer. Je n'en dis ny bien ny mal, et cela est fort honnête. Voylà l'effet du népotisme. Je remercie madame Dargental de ses anecdotes, et surtout des deux filles d'honneur et de joye. Mais elle parle de l'établissement que le grand Duquene (dont je vous fais mon compliment d'être l'allié) voulut faire en Amérique, et il s'agit d'une colonie établie par son neveu en Afrique près du cap de bonne espérance, après la mort de l'oncle et deux ans après la révocation de l'édit de Nantes.

Je ne sçai si les exemplaires qui vous sont enfin parvenus sont corrigez ou non, mais il y en a un entre les mains de madame Denis, où il y a plus de corrections que de feuillets. C'est celuy là qui est destiné pour L'impression, en cas que le président Henaut ait, comme je l'espère, la vertu et le courage de dire à M. Dargenson qu'une histoire n'est point un panégirique, et que quand le mensonge paraît à Paris sous les noms de Limiers, de la Martiniere, de Larrey et de tant d'autres, la vérité peut paraître sous le mien. Si vous pouvez parler ou faire parler fortement, je vous en seray aussi obligé que des démarches dont vous avez bien voulu vous charger auprès de Monsieur de Courteil.

J'envoye aussi à ma nièce une préface pour Rome en cas que la Noue ne fasse pas sifler cette pièce. La Noue, Ciceron! cela est bien pis que de préférer Melle Clairon à melle Gossin. Je vous avoue que ce singe me fait trembler. Quoy, ny voix, ny visage, ny âme et jouer Ciceron! Cela seul serait capable d'augmenter mes maux, mais je ne veux pas mourir des coups de la Noue. Je laisserai paisiblement le parterre de Paris tourner Ciceron en ridicule. Nos français sont tout faits pour se moquer des grands hommes surtout quand ils paraissent sous de si vilains masques. Melle Clairon ne fera certainement pas pleurer, et la Noue fera rire. Je suis bien aise d'être très malade avant cette catastrophe, car on dirait que c'est la chutte de Rome qui m'écraze. Bonsoir, portez vous bien. Il est juste que le Catilina de Crebillon soit honoré, et le mien honni, mais vous êtes mon public, mes chers anges.

V.