1751-12-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher amy, le nez à la romaine doit être allongé de quelques lignes, car notre Enolie ne dit plus,

Ne sui-je qu'une esclave au silence réduitte
Par un maitre absolu dans le piège conduitte?

ny

Une esclave trop tendre, encor trop peu soumise,

mais elle dit

J'ignore à quels desseins ta fureur s'est portée,
S'ils étaient généreux, tu m'aurais consultée.

Elle parle dans ce goust, elle est tendre, mais elle est ferme, elle s'anime par degrez, elle aime, mais en femme vertueuse, et on sent que dans le fonds elle impose un peu à Catilina tout impitoyable qu'il est. J'ay tâché de ne mettre dans l'amour de Catilina pour elle que ce respect secret qu'une vertu douce et ferme arrache des cœurs les plus corrompus; et quoy que Catilina aime en maitre, on voit qu'il tremblerait devant cette femme aimable et généreuse, s'il pouvait trembler. Ces nuances là étaient délicates à saisir. Je ne sçai si je les ay bien exprimées, mais je sçai qu'il sera difficile à une actrice quelconque de les rendre. Ne me faittes point de procez mon cher ange, sur ce que Ciceron dit à Catilina

Je te protégeray si tu n'es point coupable,
Fuis Rome si tu l'es….

C'est précisément ce que Ciceron a dit de son vivant, ce sont des mots consacrez, et assurément ils sont bien raisonnables.

Quel est l'homme qui prononcera, eh bien, ferme Caton comme on prononcerait, allons, ferme, Caton? On peut aisément prévenir Le ridicule où un acteur pourait tomber en récitant ce vers. Mais n'aurons nous point de plus grand embaras? n'y a t'il pas bien des tracasseries à la comédie? Il me semble qu'à présent tout est caballe chez vous autres de tous les côtez.

Je ne voudrais me trouver en concurrence avec personne, je ne voudrais point combattre pour donner Catilina, je voudrais plutôt être désiré que d'entrer par la brèche. Il me semble qu'il faut laisser passer les plus pressez, et attendre que le public soit rassasié de mauvais ouvrages. Je crains encor qu'au party de Crebillon il ne se joigne un plaisir secret d'humilier à Paris un homme qu'on croit heureux à Berlin. On ne sait comment faire avec le public, il n'y a qu'un seul secret pour luy plaire de son vivant, c'est d'être souverainement malheureux. Il n'y aura qu'à faire afficher mon agonie avec la pièce; encor le secret n'est il pas sûr.

Je tremble aussi pour ce siècle de Louis 14. On ne me passera peutêtre pas, ce que l'on a passé à Reboulet et à Larrey, et à Limier, et à la Martinière et à tant d'autres. C'est donc assez d'avoir été ou d'être historiografe de France pour ne devoir point écrire l'histoire? Duclos fait fort bien d'écrire des romans. Voylà comme il faut faire sa charge pour réussir. Ses romans sont détestables à ce qu'on dit, mais n'importe, l'autheur triomphe.

Quels malentendus n'y a t'il pas eu pour ces siècles? J'en avais envoyé deux paquets à made Denis. Il y en avait pour vous, pour votre société des anges. Un de ces paquets a été arrêté à la douane sur la frontière, l'autre qui est arrivé luy a été enlevé par ceux qui se sont jettez dessus, et le livre court, et les mauvaises impressions seront prises et je suis bien fâché, et je ne sçais comment faire.

Je vous demande en grâce de dire ou de faire dire au président Henaut qu'il y a plus d'un mois que je luy ay adressé aussi un gros paquet avec une longue lettre.

La malédiction est sur tout ce que j'envoye à Paris. Vous me direz qu'en désertant, j'ay mérité cette malédiction, mais mon cher ange, en restant n'étaije pas exposé à une suitte éternelle de tribulations? Après avoir été persécuté trente ans devai-je expirer sous la haine implacable de ceux que l'envie armait contre moy? Il faut que les blessures aient été bien profondes puisque j'ay été forcé de m'arracher à des amis tels que vous qui faisaient ma consolation et mon secours. Comptez que quand je pense à tout cela (et j'y pense souvent), je suis partagé entre l'horreur et la tendresse. Je vais écrire à M. le comte de Choiseuil, et luy envoyer des siècles. Je ne peux prendre la voye de la poste, cela est impraticable à Berlin. Plût à dieu que ma nièce eût rattrapéz ceux qu'elle a donnez ou qu'on luy a pris! Louis 14 et Catilina me coûtent bien des tourments, mais à Paris ils m'auraient fait mourir.

Mille tendres respects à tous les anges. Vous ne me parlez point de la santé de me Dargental. Je vous embrasse bien tendrement.

V.