à Berlin dernier janvier [1751]
Mon cher ange, mon cher amy, j'ay écrit à ma nièce que tout ce que je luy disois étoit pour vous, et je vous en dit autant pour elle.
Ma santé est devenue bien déplorable. Je ne peux pas écrire longtemps. Je commencerai d'abord par vous dire qu'il faut absolument attendre un temps plus doux pour revenir au colombier. J'ajouteray que je crains baucoup de me trouver à Paris au milieu de touttes les tracasseries que vont causer ces éditions, d'essuier les querelles des libraires, de compromettre les examinateurs des livres, d'essuyer les murmures des dévots et d'être exposé aux Frérons. Il est impossible qu'un homme de lettres qui a pensé librement et qui passe pour être heureux ne soit pas persécuté en France. La fureur publique poursuit toujours un homme public qu'on n'a pu rendre infortuné. Je n'ay jamais éprouvé de faveur que quand l'ancien évêque de Mirepoix me persécutoit.
Lambert a très mal fait d'entreprendre une édition de mes sottises en vers et en prose, sans m'en avertir. Il a mal fait après l'avoir entreprise de n'en pas précipiter l'exécution, et il a plus mal fait de demander des examinateurs. Pour peu que ces examinateurs craigent malgré leur philosofie et leur bonne volonté de se commettre avec des gens qui n'ont ny bonne volonté ny filosofie il en naîtra une hidre de tracasseries, et je n'auray fait alors un voiage en France que pour essuier des peines et des reproches. On dira que j'ay pris le parti de me retirer dans les pays étrangers pour y faire imprimer des choses trop libres qu'on ne peut mettre au jour en France, même avec une permission tacite. Je vous avoue mon cher et respectable amy que je voudrois bien ne reparaitre que quand tous ces petits orages seront détournez. Je vous remercie tendrement des démarches que vous avez eü la bonté de faire. Votre amitié est à l'épreuve du temps et de l'absense.
Vous ne me verrez plus jouer Ciceron. Je l'ay représenté sur le petit téâtre que j'ay créé dans le palais de Berlin, et je vous assure que je l'ay bien mieux joué qu'à Paris. Mais pour jouer Ciceron il faut avoir des dents et ma maladie me les a fait perdre en grande partie. Je ne suis plus qu'un vieux radoteur,
Il vient un temps où il ne faut plus se prodiguer au monde. J'aurois voulu passer avec vous les derniers jours de ma vie. Vous n'en doutez pas. Mais je vous répète que quand j'auray la consolation de vous entretenir, vous serez forcé d'aprouver le party que j'ay pris. Il m'a coûté bien cher puis qu'il m'a séparé de vous. Madame Dargental a dû recevoir une lettre de moy avec quelques pillules de Stall que je luy adressay au commencement de xmbre quand Le chambellan Damonn fut nommé pour aller à Paris conclure une petite affaire. Son départ a été longtemps retardé. Je le crois arrivé àprésent. Un ministre qui se porte bien peut voiager au milieu des neiges, mais dans l'état où je suis il faut que j'attende une saison moins rude. Adieu, je ne feray plus de compliments à aucun de vos amis. Ils me croyent trop un homme de L'autre monde.