[c. 20 January 1751]
Mon cher amy quand je vous écris c'est pour vous seul, c'est à vous seul que j'ouvre mon cœur.
Je suis si malade que je ne sens plus mes afflictions. Mon âme est morte, et mon corps se meurt. Je vous conjure de vous jetter s'il le faut aux pieds du roy, et d'obtenir de luy que je me retire au marquisat à la fin de ce mois, et que j'y reste jusqu'au mois de may. Il est vray que je ne pourois guères m'y passer des mêmes bontez et des mêmes générositéz dont il daigne m'honorer à Berlin, et qu'il est impertinent à moy d'en abuser à ce point. Mais mon cher amy tâchez d'obtenir bien respectueusement, bien tendrement, que ma pension soit retranchée à compter depuis février jusqu'au temps de mon retour. J'aime infiniment mieux racomoder ma santé au marquisat que de toucher de l'argent. Ce que le roy daigne faire pour moy, coûte autant qu'une forte pension. Ce double employ n'est pas juste. Je n'ay que faire d'argent mon cher amy. Je veux la campagne, du petit lait, de bon potage, des livres, votre société et les nouvaux ouvrages d'un grand homme qui m'a juré de ne me pas rendre malheureux. Ce que je luy demande adoucira tous mes maux. Qu'il dise seulement à m. Federecsdoff qu'on ait soin de moy au marquisat. J'ay des meubles que j'y feray porter. J'ay presque tout ce qu'il me faut hors un cuisinier et des carosses. Je n'auray cela que quand je reviendray avec ma nièce qui prend enfin pitié de mon état, et qui consent de se retirer avec moy à la campagne pour me consoler. En un mot il dépend du roy de me rendre la vie. J'ay tout quitté pour luy; il ne peut me refuser ce que je luy demande. Il s'agit de rétablir ma santé pendant deux mois et demi au marquisat, et d'y vivre à ma fantaisie. Mais je veux absolument que la pension me soit retranchée pendant tout ce temps là, et pendant celuy de mon absence jusqu'à mon retour avec ma nièce.
Elle fera partir tous mes meubles de Paris le 1er juin, et je vous réponds que le reste de ma vie sera tranquile et philosophique. Soyez sûr que son amitié et la mienne contribueront à la douceur de votre vie. Elle ne me parle que de vous. Elle vous aime déjà de tout son cœur, et je vous demanderay bientôt votre protection auprès d'elle. Comptez que c'est une femme charmante, et que personne n'a plus de goust, plus de raison, et plus de douceur. Elle est plus capable de sentir le mérite des ouvrages du Salomon du nord que tout ce qui l'entoure. Si je peux espérer de rester au marquisat avec elle ma vie sera aussi heureuse, qu'elle a été horrible depuis trois mois.
Je vous embrasse tendrement, réussissez dans votre négociation. Il le faut absolument.
V.
La vraye amitié réussit toujours.