1751-01-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Ce climat cy me tue, mes anges, et vous me tuez encor par vos reproches, par vos rigueurs, par vos injustices.
Vous me rendez responsable des saisons, de ma mauvaise santé, des affaires qui me retiennent, d'une édition qu'il faut que je corrige toutte entière et qui demande un travail immense. J'ay été retenu de mois en mois, de semaine en semaine. Une petite partie de mon âme est icy. L'autre est avec vous. Je n'ose plus de peur de mentir, vous dire, je partiray dans huit jours, dans quinze, mais ne soyez point surpris de me revoir bientôt. Ne le soyez pas non plus si je ne peux être dans votre paradis qu'au mois de mars. Mes anges la destinée se joue des faibles mortels. Elle vous force, vous mr Dargental à courir par la ville dès que quatre heures après midy sont sonnées. Elle fait rester madame Dargental dans sa chaise longue. Elle fait mourir le fade Roselli par l'insipide Ribou. Elle tue le maréchal de Saxe à Chambord après l'avoir respecté à Lawfelt. Elle a fait jouer des parades à votre frère. Elle oblige le roy de Prusse d'aller tous les jours à la parade de ses soldats et à faire des vers. Elle m'a tiré de mon lit pour m'envoyer de Paris à Potsdam en bonnet de nuit. Je sçai bien qu'il eût été plus doux de continuer notre petite vie douce et sibarite, de jouer de temps en temps la comédie dans mon grenier, de jouir de votre société charmante. Je sens mon tort mon cher et respectable amy, je suis venu mourir à trois cent lieues. Un héros, un grand homme a beau faire, il ne remplace point un ami, J'ay tort.

Ne croyez pas que je sois avec vous comme les pêcheurs avec dieu qui se tournent vers luy quand ils sont malades. Au contraire la maladie est presque la seule raison qui a retardé mon départ, car dès que j'ay un rayon de santé je suis prest à demander des chevaux de poste. On vous dira peut être que tout languissant que je suis je ne laisse pas de jouer la comédie, mais vous remarquerez que je fais le bon homme Lusignan. Je le représente d'après nature, et tout le monde a avoué qu'on ne pouvoit pas avoir l'air plus mourant. On dit que Bellecour ne réussit pas si bien avec sa belle figure, mais mon cher ange ne parlons des délices du téâtre que quand je seray à Paris. Puisque vous êtes toujours comme le peuple romain, fou des spectacles, j'ay de quoy vous amuser. Adieu, tragique ou non tragique, mort ou vif, Ciceron ou Luzignan, j'ay de quoi vous amuser. Il y avoit depuis un mois une grande lettre pour madame Dargental avec un paquet entre les mains d'un envoyé prussien qui devoit loger chez moy à Paris. Cet envoyé ne part pas sitôt, et peutêtre le devanceray-je. Bon soir mes divins anges.

Non non vraiment, notre Prussien partira avant moy, et comptez mes anges que j'en suis pénétré de douleur.