1748-08-30, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à Jean François de Saint-Lambert, marquis de Saint-Lambert.

Ie v͞s ai escrit ce matin, ie me désolois de n'auoir point de vos nouuelles, et de n'en pas même espérer, ie reçois votre lettre du 28, elle me fait vn plaisir bien vif, ie v͞s jure, mais il n'est pas sans mélange.
Ie vois que v͞s ne me rendrés jamais justice, et que v͞s ne me conoitrés jamais, ce qui m'en afflige le plus c'est qu'en v͞s aimant passionném͞t ie ne v͞s rens point heureux, cette idée m'afflige, et ie n'ai pas besoin d'afliction quand ie suis éloignée de v͞s. Si quelque chose pouuoit me réjoüir ce seroit votre auanture de chés Pan Pan, mais que ie v͞s trouue aimable de v͞s reprocher le someil! I'espère donc que la poste de demain me portera vne grande lettre de v͞s, ie tremble que notre séjour ici ne se prolonge, ie n'ose rien exiger sur cela; l'état de m͞e de B. est vn prétexte. Ie passe ma vie dans ma chambre, voilà ma consolation, ne v͞s affligés cependant pas encore, i'ariuerai peutêtre auant cette lettre, peutêtre aussi n'iraisje pas à Sauerne mais soit à Sauerne soit ici ie v͞s aimerai, ie v͞s regretterai, et ie ne serai heureuse que quand ie v͞s reuerai. Votre lettre est come votre conuersation, moitié tendre et moitié détachée, il semble que v͞s v͞s reprochiés de m'aimer, que v͞s craigniés de v͞s acoutumer à v͞s passer de moi. P͞r moi ie suis bien sûre de sentir à tout moment que v͞s me manqués, que sans v͞s tout le reste m'est insuportable, et que tout, jusqu'à la solitude m'enuie. Si ie m'acordois de me repentir des sacrifices que ie fais à la décence, si ie me permettois de l'enfraindre, ie suis si emportée, ie hais tant la contrainte, i'ay tant de penchant à ne viure que p͞r v͞s et auec v͞s, que ie perdrois bientost toute la douceur de notre vie. V͞s saués qu'elle consiste à ne n͞s pas laisser pénétrer et combien i'ay de chaines, encouragés moi loin de me blâmer, sentés combien ie suis à plaindre mais n'augmentés pas mon malheur par vos soupçons. Ie ne voiois que vaguem͞t les raisons d'imposibilité de v͞s mener auec n͞s et celles qui ne me permettoient pas de rester à Luneuille quand ie v͞s disois à Comerci que ie n'irois pas à Sauerne sans v͞s. I'ay vu depuis, et v͞s l'aués vu v͞s même, combien cette priuation étoit nécessaire, imaginés ce que le roy penseroit s'il me voioit quitter m͞e de B. p͞r rester à Luneuille, et quel intérest n'aisje pas qu'il n͞s croie inséparables, elle vient de lui escrire de la manière la plus forte sur mon compte, ie lui ai escrit aussi vne grande lettre bien tendre. I'escris à de Croix. En vérité, ie relis votre lettre, la troisième page est bien ridicule, bien offensante p͞r moi, bien peu tendre, ie ne sais pas s'il ne faudroit pas mieux n'être point aimée que de l'être par quelqu'un qui se reproche de v͞s aimer, comtés que de ce sentim͞t à celui de l'indiférence, il n'i a pas loin, surtout p͞r v͞s qui aués tant de pouuoir sur v͞s même. Enfin v͞s m'aimés malgré v͞s, moi que v͞s dites qui aime moins. Ie remercie tous les jours de ma vie l'amour de ce que v͞s m'aimés et de ce que ie v͞s aime, il me semble qu'un amour aussi tendre, aussi vrai, peut tout faire suporter, même l'absence. Dites moi ce que v͞s faites tout le jour, qui v͞s voiés, à quoi v͞s trauaillés. Moi ie trauaille tout le matin hors vne demi heure que ie vais voir la ps͞se dans son bain, à 2 heures ie vais prendre mon caffé chés elle, à 3 ie me renferme jusqu'à huit que ie soupe, n͞s n͞s couchons à onze, ie n'ai encore pu que me mettre au courant de mes lettres et de mes affaires dans ces deux jours cy, ie vais travailler demain, si tant est que votre idée, et vos soupçons m'en laisent la liberté. Ie v͞s aime auec vne tendresse extrême, mais votre lettre ne le mérite pas.