Paris, 9 Décemb. 1746
Peu de gens, mon cher frère, se porteraient à faire des actes d'humanité & de charité, s'ils prévoyaient que cela dût les exposer à paraître devant les tribunaux de la justice.
C'est le cas où je me trouve aujourd'hui. Un récit vrai & simple, tel que je vous le dois, va bientôt vous mettre au fait.
Quand m. de Voltaire fut reçu dans l'Académie française, il courut quelques satires contre lui, au sujet desquelles la police crut devoir faire des perquisitions. Un violon de l'Opéra, nommé Travenol, fut un de ceux qu'on soupçonna de répandre ces satires. On se transporta chez lui; & comme il avait pris la fuite, on s'assura de son père, qui fut mis en prison.
Un homme vertueux, & dont les aumônes contribuaient à faire subsister la famille de Travenol, jugea que moi, alors directeur de l'Académie, & qui venais, en cette qualité, d'y recevoir m. de Voltaire, j'étais plus à portée que personne de lui parler en faveur du prisonnier. Une parole suffit. A l'instant nous allâmes ensemble, m. de Voltaire & moi, chez m. le lieutenant de police, solliciter la grâce qu'on demandait.
Travenol père, sorti de prison, vint me remercier: & après avoir été pareillement chez m. de Voltaire, il repassa chez moi, pour me représenter que la grâce qu'il avait obtenue, n'était pas entière à beaucoup près; que les gages de son fils à l'Opéra étaient la seule ressource qui le faisait vivre, lui, sa femme, & une fille infirme; qu'il ne savait point de quoi son fils était coupable, mais que si j'avais la charité de l'aller voir dans la maison où il s'était caché, peut-être me donnerait il des preuves de son innocence.
J'y allai dès le lendemain. Travenol fils, prévenu par son père sur cette visite, commença par me dire que toute sa défense était contenue dans un mémoire qu'il avait présenté, non seulement au chef de la police, mais encore à diverses personnes distinguées, qu'il me nomma: & après m'avoir bien assuré que ce mémoire contenait la vérité, il m'en remit une copie, dont il me pria de faire auprès de m. de Voltaire, le meilleur usage & le plus prompt que je pourrais. Mais à peine m. de Voltaire eut il parcouru quelques lignes de ce mémoire, qu'il crut y trouver un mensonge grossier. Car le mémoire porte que Travenol avait reçu les satires dont il est question, du feu abbé des Fontaines: & ces satires cependant font mention du Temple de la gloire, ballet qui n'a été connu qu'après la mort de l'abbé des Fontaines. Pour moi, n'ayant pas la mémoire chargée de ces dates, je n'eus rien à répliquer: & l'on me pria de ne plus m'obstiner à demander grâce pour un menteur.
Travenol père, à quelques jours de là, revint chez moi, savoir quel avait été le succès de mes démarches. Je lui répondis que son fils était un étourdi, qui loin de se justifier, avait ruiné ses affaires par son placet. Ce bon vieillard, dont l'âge & les infirmités étaient bien capables d'émouvoir la pitié, me conjura, les larmes aux yeux, de ne point l'abandonner, & d'avoir encore un entretien avec son fils, qui aurait peut-être de nouveaux éclaircissements à fournir. Je me rendis à ses prières. Je retournai chez son fils, qui me raconta une longue histoire, pour expliquer ce qui paraissait mensonge dans son placet.
Mais cette histoire, vraie ou fausse, comment la faire passer jusqu'à m. de Voltaire? Je ne pouvais pas lui dire que je la tenais d'original, puisque ç'aurait été lui apprendre qu j'avais connaissance de l'asile où se cachait Travenol. Je proposai donc à Travenol de lui écrire tout naturellement à lui même, & de lui faire rendre la lettre par son père, par ce pauvre vieillard, si propre à faire impression. Travenol, je ne sais pourquoi, aima mieux qu'elle me fût adressée: & moi, qui n'avais à cela nul intérêt que le sien, j'y consentis, avec promesse de revenir incessamment prendre sa lettre.
Quand je revins, je trouvai la lettre parfaitement au net, déjà accompagnée de son enveloppe avec l'adresse; il ne fallait plus que cacheter. En la lisant avec l'attention d'un homme qui aime à rendre service, mais qui ne veut pas être porteur d'un second écrit où il y ait un mensonge trop facile à démontrer, j'y remarquai une ligne qui ne pouvait que nuire à sa cause. Je lui conseillai de la supprimer. Il fit une autre copie de la lettre, que j'envoyai prendre le lendemain.
Jusqu'ici, mon cher frère, vous ne voyez, je crois, dans ma conduite, qu'un dessein marqué, & bien suivi, d'être utile à des gens dignes de compassion. Voici enfin de quoi l'on me blâme; c'est d'avoir confié cette lettre à m. de Voltaire. Je devais seulement, dit on, lui en faire prendre la lecture. Plaisants raisonneurs, que ceux qui devinent après coup! Une lettre faite, non pour moi, mais pour un tiers qu'on cherche à persuader, sur quel fondement craindrais je de la donner? Je n'ignore pas que m. de Voltaire roule plus d'une affaire dans sa tête, & si je lui laisse cette lettre, c'est afin qu'il ne m'oublie pas. Plus j'y pense, moins je vois qu'il y ait faute de ma part. Quoi qu'il en soit, une preuve que cette lettre, ou du moins l'intercession de celui qui la présenta, ne fut pas tout à fait infructueuse dans ces premiers moments, c'est qu'en effet Travenol, peu de jours après, eut la liberté de reprendre ses fonctions à l'Opéra.
Voilà ce qui s'était passé avant le mois d'août. Dans ce temps là, vous savez que je partis pour la campagne, d'où je ne suis revenu à Paris qu'en novembre. Si, pendant mon absence, m. de Voltaire a jugé qu'il convenait de mettre en œuvre les deux écrits de Travenol, ce n'est assurément pas de concert avec moi, qui n'en ai rien appris qu'à mon retour, & par le mémoire imprimé, dont j'espère que la justice me fera raison. Lisez le, je vous prie. Vous admirerez comment, du vrai que je viens de narrer, on a réussi à en faire du faux, de l'odieux, de l'extravagant.
Au reste, mes plaintes n'auront point pour objet ce violon, à qui je permets d'oublier les bienfaits, & d'altérer la vérité, tant qu'il voudra. Je veux attaquer directement l'avocat, qui a signé le mémoire où il est dit que votre frère est l'INSTIGATEUR, le FABRICATEUR même du titre produit contre Travenol. A ces horribles qualifications, me reconnaissez vous? L'avocat qui a signé le mémoire, dira-t-il qu'il n'est garant de rien, & que la signature de la partie intéressée le met à couvert? Où en seraient tous les honnêtes gens, si cela était reçu? Quoi, un avocat peut impunément mettre sur le papier les accusations les plus atroces, sous la dictée d'un aventurier, d'un homme qui n'a rien à perdre? Il n'examinera point si la bonne foi de son client ne doit pas être suspecte par quelque endroit? Il n'examinera point si la personne qu'il ose déchirer, est une personne connue d'ailleurs, & d'un caractère qui dément ce qu'on lui impute? Un jeune écervelé, qui a rêvé qu'il était bel esprit, & qu'il aurait tort d'enfouir un talent déjà illustré par d'autres écrits satiriques, ou plutôt cyniques, se croira en droit, sous prétexte qu'il est inscrit au tableau des avocats, d'immoler l'honneur & la réputation des plus [ ] gens de bien? Une œuvre marquée au coin de la pitié, & de la charité, deviendra par la manière dont il lui plaît de l'exposer, une insigne fourberie? Non, l'écrivain qui en use ainsi, n'est pas un avocat: c'est un faiseur de libelles, l'opprobre & l'horreur de la société.
Plein de vénération & d'estime pour ceux qui exercent dignement l'importante fonction d'avocat, je me persuade qu'ils se joindront volontiers à moi, pour obtenir qu'un insolent mémoire, qui n'a jamais dû être signé par un homme de leur profession, soit lacéré.
Vous n'êtes pas surpris, mon cher frère, que je le prenne sur ce ton là. On ne nous a point appris à endurer patiemment une flétrissure. Je porterai au tombeau, & mon extrême vivacité sur l'honneur, & ma tendresse infinie pour vous.