1746-08-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Mon cher amy pardonerez vous à un homme qui a été accablé de maladies, et d'une tragédie?
Figurez vous qu'on m'avoit ordonné une grande pièce de téâtre pour Les relevailles de madame la dauphine, que j'en étois au quatrième acte quand madame la dauphine mourut et que moy chétif j'ay été sur le point de mourir pour avoir voulu luy plaire. Voylà comme la destinée se joue des têtes couronnées, des premiers gentilshommes de la chambre et de ceux qui font des vers pour la cour. Le poème de madame du Boccage que vous m'avez envoyé, a eu une meilleure fortune. Je luy en ay fait quoyque très tard, les remercimens les plus sincères. C'est une belle époque pour Les belles lettres, et pour votre académie. J'ay trouvé son poème écrit facilement et avec naturel. Ce n'est pas là un petit mérite, puisque c'est avoir surmonté la plus grande des difficultez.

Nous avons icy un jeune homme du pays de Pourceaugnac qui a remporté notre prix; cela n'a pas l'air si galant que votre académie, mais en vérité sa pièce est une des meilleures qui se soient faittes depuis trente ans. La littérature languit d'ailleurs. La terre se repose. Il ne faut pas faire des moissons tous les jours, la trop grande abondance dégoûteroit. Il n'y a que La douceur de l'amitié et de la société qui ne lasse point. Et cependant mon ancien amy ai-je vécu avec vous? ai-je eu cette consolation? Je n'ay fait que soufrir pendant tout le temps que vous avez été à Paris et j'ay passé une vie douloureuse à espérer inutilement de jouir des agrémens et du commerce charmant de mon cher Cideville. Il y a deux mois que je ne vois personne, et que je n'ay pu répondre à une lettre. Mon âme étoit à Babylone, mon corps dans mon lit et de là je dictois à mon valet de chambre de grands diables de vers tragiques qu'il estropioit.

Madame du Chastellet vous fait mille complimens. J'ay exécuté tous vos ordres sur Le poème de la Sapho de Normandie. Adieu vous qui en êtes L'Anacréon, aimez toujours ce pauvre malade. Je vous embrasse tendrement.

V.