On l'a dit avant moi, mr, il est des génies qui devraient ou ne jamais naître, ou ne jamais mourir.
Je n'entre point dans les motifs qui peuvent nous engager à former de tels souhaits: je craindrais de n'en pouvoir trouver que de coupables. Je dis, les mêmes qui dégradèrent l'homme de l'état de grandeur pour lequel il fut créé. Vous m'entendez, l'orgueil, l'amour propre le rendirent rebelle, l'ignorance, la sujétion furent sa punition. Ce même orgueil, qui le maîtrise dans son cœur pour élever ces projets d'ambition toujours ruineux, me semblerait le maîtriser dans son esprit pour y échauffer ces mouvements également ambitieux, déguisés sous le nom d'émulation; s'il rougit de plier sous le pouvoir des êtres, à qui sa création l'égala, mais à qui sa chute l'asservit, il rougit de céder à des lumières qu'enfouit en lui une indigne paresse ou que lui refusa la nature; il voudrait que ces génies, à qui elle en fut prodigue, ou ne fussent jamais nés ou jamais ne mourussent. L'Académie française, plus qu'aucun autre corps, n'aurait elle pas droit d'animer ces souhaits? Elle a eu, vous le savez, mr le président Bouhier à regretter; elle l'a remplacé par Mr de Voltaire.
Votre goût décidé pour les belles lettres, votre économe admiration pour les ouvrages du nouvel académicien ne vous auront point sans doute laissé laissé ignorer le discours qu'il prononça à sa réception: il a subi la loi de l'impression; il vient de se répandre en province; il est de Voltaire, on l'a admiré; la réputation de l'auteur a déterminé la plupart sur le mérite de l'ouvrage. En vous demandant ce que vous en pensez, voici quel serait mon sentiment sur cette pièce académique. Je l'avancerai d'autant plus hardiment que, pour le décider, ce n'est que Voltaire lui même que je consulte:
Voltaire couchant, il y a quelques années, sur le papier quelques pensées (je veux les croire impartiales) sur les académies (to.4, p.164) m'apprend ce que je dois aujourd'hui penser sur Voltaire complimentant le corps où il est associé.
Je ne viens point faire une anatomie scolastique de sa harangue; je n'y cherche point cet ordre méthodique, prêché par tous nos rhéteurs, cette délicatesse d'expressions, cette légèreté de style, que l'on s'imaginerait devoir attendre d'un homme qui va partager le pouvoir aristocratique sur l'idiome français; je n'y cherche point le pinceau panégyriste d'un Fontenelle; et je n'en prétends pas disséquer les pensées, les numéroter et mettre mes réponses au bas; Locke ne pense pas toujours, Voltaire se vante du même honneur. Je n'envisage que l'ensemble de son discours.
J'y admire le profond littérateur: j'y aurais admiré le physicien, le géomètre, le dramatique, si, honnêtement, ces différents arts eussent pu y occuper une place: j'y trouve et j'admire l'historien de l'esprit humain; mais je ne saurais y reconnaître le récipiendaire académicien, l'homme qui court une carrière, où se sont signalés tant de brillants génies, je nommerai l'illustre cardinal de Polignac.
Est ce la faute de mr de Voltaire? Non. Vitium est temporis potius quam hominis. Prenons nous en au temps si mr de Voltaire a mâché à vide: il n'avait à louer qu'un grand homme, un assez grand homme, un très grand homme; il s'est tiré de l'embarras de n'avoir rien à dire en se jetant sur l'éloge d'une foule d'espèces de grands hommes, et en remâchant en prose ce que lui dictèrent les muses sur l'auguste monarque qui en faisant l'admiration de notre siècle travaille à faire l'étonnement des siècles à venir.
Vous paraîtrai je, mr, critique trop outré du célèbre Arrouët? Je vous le répète, c'est lui même que je lui oppose; je cite Voltaire contre Voltaire
Pourrais je mieux prouver combien je respecte et son génie et son éloquence, qu'en le croyant seul capable de critiquer ses productions? Je les admire en les combattant par ses propres armes.
La réponse que fit à ce discours mr l'abbé d'Olivet, directeur, lui sert de pendant. Ou l'art de louer a plus entré qu'il ne dit dans le plan de ses études, ou la nature prit elle même soin d'en faire un écrivain a laudativo, ou le public s'exprime bien éloquemment par sa bouche. Ce public s'accorde à regarder comme un hors-d'œuvre le portrait du génie, que d'ailleurs le génie seul a pu tracer. J'attendrai, mr, avec impatience votre jugement sur ces deux pièces; j'y soumettrai toujours la faiblesse de mes lumières.
J'ai l'honneur d'être & c.
de Lamontaigne
ce 12 juin 1746