1746-04-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Simon de La Tour.

Mon Révérend Père,

Ayant été Elevé long tems dans la maison que Vous Gouvernez, J'ay cru devoir prendre la Liberté de Vous adresser cette lettre et Vous faire un aveu public de mes sentiments dans l'occasion qui se présente.
L'autheur de la Gazette Ecclesiastique m'a fait L'honneur de me Joindre à sa sainteté et de Calomnier à la fois, dans la même page, le premier Pontife du monde et le moindre de ses serviteurs. Un autre Libelle non moins odieux, Imprimé en Hollande, me Reproche avec fureur mon attachement pour mes maîtres, à qui je dois l'amour des lettres et Celuy de la Vertu. Je Vous prie d'engager les Révérends Pères qui travaillent au Journal de Trevoux à Vouloir bien honorer d'une Place dans leur Recuëil ce que je Vais prendre la Liberté de Vous dire sur ces deux articles.

Il y a quatre mois qu'ayant Vû une Estampe du Portrait de sa sainteté, Je mis au bas cette inscription:

Lambertinus hic est, Romæ decus et pater orbis,
Qui terram scriptis docuit, Virtutibus ornat.

Je ne Croyois pas que le sens de ces paroles fût repris par ceux qui ont Lû les ouvrages de ce Pontife, et qui sont instruits de son Règne. S'il dépendoit de luy de pacifier le monde Comme de l'Eclairer, il y a long tems que L'Europe joindroit la Reconnoissance à la Vénération personelle qu'elle a pour luy.

Mgr Le Cardinal Passioney, Bibliotéquaire du Vatican, homme Consommé en tout Genre de Littérature et Protecteur des sciences, aussi bien que le Pape, luy montra ce foible hommage que je luy avois rendu, et que je ne Croyois pas devoir parvenir Jusqu'à luy. Je pris cette occasion d'envoyer à sa sainteté et à plusieurs Cardinaux qui m'honorent de leurs bontés, le Poème sur la Bataille de Fontenoy que le Roy avoit daigné faire imprimer à son Louvre. Je ne faisois que Remplir mon devoir en présentant à ces personnes principalles de L'Europe ce Monument Elevé à la Gloire de Notre Nation sous les auspices du Roy même.

Vous sçavez mon Révérend Père avec quelle Indulgence cet ouvrage fut Reçu à Rome. La Gloire du Roy, qui est chère aux Romains comme à nous, Répandit quelqu'uns de ces Rayons sur ce foible essay. Il fut traduit en Vers italiens et Vous avez Vû la Traduction que S. E. Le Cardinal Quiriny, digne successeur des Bembe et des Sandolets, voulut bien en faire et qu'il Vous envoya. Ceux qui connoissent le Caractère du Pape, son goût et son zèle pour [les] lettres, ne sont point surpris qu'il m'ait gratifié de plusieurs de ses médailles, les quelles sont autant de Monuments du bon goût qui Règne à Rome. Il n'a fait en Cela que ce que Sa Majesté avoit daigné faire, et s'il a ajouté à cette faveur celle de m'honorer d'une lettre particulière qui n'est point un Bref de la Daterie, y a t'il dans ces marques de bonté si honorables pour la Littérature, rien qui doive choquer, rien qui doive attirer les fureurs de la Calomnie? Voilà Cependant ce qui a excité la bile de l'auteur Clandestin de la Gazette Ecclésiastique: il ose accuser le Pape d'honorer de ses lettres un séculier, tandis qu'il persécute des Evêques, &a et il me reproche à moy je ne sçay quel Livre auquel je n'ay point de part, et que je Condamne avec autant de sincérité qu'il devroit Condamner ses Libelles.

Je sçay Combien le Monarque bienfaisant qui Règne à Rome est audessus de la licence où l'on s'emporte de le Calomnier, et de la Liberté que je prendrois de le défendre.

Scilicet is superis labor est, ea cura quietos
Sollicitat?

Il est étrange que tandis que ce Prince est Chéry de ses sujets et du monde Chrétien, un Ecrivain du fauxbourg st Marceau le Calomnie. Il seroit bien inutile que je réfutasse cet Ecrivain: les discours des petits ne parviennent pas de si loin à la hauteur où sont placés ceux qui Gouvernent la terre. C'est à moy de me Renfermer dans ma propre Cause. Mais si l'Esprit de parti pouvoit être calmé un moment, si cette passion Tirannique et ténébreuse pouvoit laisser quelque accès dans l'âme aux Lumières douces de la raison, Je Conjurerois cêt Ecrivain et ses semblables de se Représenter à eux mêmes ce que c'est que de mettre Continuellement sur le papier des invectives Contre Ceux qui sont préposez de Dieu pour Conserver le peu qui reste de Paix sur la terre; ce que C'est que de se rendre tous les huit jours Criminels de Lèze Majesté par des Libelles méprisés, et être tout à la fois Calomniateur et Ennuyeux. Je luy demanderois avec quelle Chaleur il Condamneroit dans d'autres ce Malheureux et Inutile dessein de troubler l'Etat que le Roy deffend à la tête de ses armées: Il Verroit dans quel excez d'avilissement et d'horreur est une telle Conduite auprès de tous les honnêtes gens: Il sentiroit s'il luy convient de Gémir sur les prétendus maux de l'Eglise, tandis qu'on n'y Voit d'autre mal que Celuy de ces Convulsions avec lesquelles trois ou quatre Malheureux méprisez de leur parti même ont prétendu surprendre le petit peuple, et qui sont enfin l'objet du dédain de Ceux même qu'ils avoient Voulu séduire. Qu'il se trouve des hommes assez insensez et assez privés de pudeur pour dresser des filles de 7 à 8 ans à faire des tours de passe passe, dont les Charlatans de la foire Rougiroient, qu'ils ayent le front d'appeller ce manège infâme des miracles faits au nom de Dieu; qu'ils Jouent à prix d'argent cette farce abominable pour prouver qu'Elie est Venu, qu'un de ces misérables ait été de Ville en Ville se pendre aux poutres d'un plancher Contrefaire l'Etranglé et le mort, contrefaire ensuite le Résuscité et finir enfin ces prestiges par mourir en effet dans Utrecht le 17 janvier1743, à la Potence qu'il avoit dressé luy même et dont il Croyoit se tirer comme auparavant: Voilà ce qu'on pourroit appeller les maux de l'Eglise si de tels hommes étoient en effet Ecoutés, soit dans L'Eglise, soit dans l'Etat.

Il sied bien sans doute à de tels gens de Calomnier le souverain Pontife, en Citant l'Evangile et les Pères: Il leur sied bien d'oser parler des loix du Christianisme, eux qui Violent la première de Ces loix, la Charité; eux, qui aux mépris de toutes les loix divines et humaines, Vendent tous les jours un Libelle qui dégoûte aujourd'huy les lecteurs les plus avides de Médisance et de satire.

A l'Egard de l'autre Libelle d'Hollande qui me Reproche d'être attaché aux jésuites, Je suis bien loin de luy répondre comme à l'autre, Vous êtes un Calomniateur; Je luy diray au Contraire, Vous avez dit la Vérité; J'ay été élevé pendant sept ans chez des hommes qui se donnent des peines gratuites et infatigables à former l'Esprit et les moeurs de la Jeunesse. Depuis quand Veut on que l'on soit sans reconnoisscepour ses maîtres? Quoy! il sera dans la Nature de l'homme de Revoir avec Complaisance une maison où l'on est né, un Village où l'on a été nourry et il ne sera pas dans son Coeur d'aimer Ceux qui ont pris un soin généreux de nos premières années? Si des Jésuites sont en procez au Malabar avec un Capucin, pour des Choses dont je n'ay point de Connoissance, que m'importe? Est ce une raison pour moy d'être Ingrat envers ceux qui m'ont inspiré le goût des Belles lettres, et des sentiments qui seront Jusqu'au Tombeau la Consolation de ma Vie? Rien n'effacera dans mon Coeur la mémoire du Père Porée qui est Egalement chère à tous ceux qui ont étudié sous luy. Jamais homme ne rendit l'Etude et la Vertu plus aimable. Les heures de ses leçons étoient pour nous des heures délicieuses; et J'aurois Voulu qu'il eût été Etabli dans Paris Comme dans Athenes que l'on pût assister à tout âge à de telles leçons. Je serois revenu souvent les entendre. J'ay eu le Bonheur d'être formé par plus d'un Jésuite du caractère du Père Porée, et je sçay qu'il a des successeurs dignes de luy: enfin pendant les sept années que J'ay Vécu en leur Maison qu'ay-je Vû chez eux? La Vie la plus Laborieuse, la plus frugale, la plus réglée; Toutes leurs heures partagées entre les soins qu'ils nous donnoient et les exercices de leur profession austère. J'en atteste des milliers d'hommes Elevés par eux Comme moy, il n'y en aura pas un seul qui puisse me démentir. C'est sur quoy je ne Cesse de m'étonner qu'on puisse les accuser d'enseigner une morale Corruptible. Ils ont eu Comme tous les autres Religieux dans des tems de Ténèbres, des Casuistes qui ont traité le pour et Contre des questions aujourd'huy Eclaircies ou mises en oubly. Mais de bonne foy est ce par la satyre des lettres provinciales qu'on doit juger de leur morale? C'est assurément par le Père Bourdalouë, par le Père Cheminais, par leurs autres Prédicateurs, par leurs Missionnaires.

Qu'on mette en parallèle les lettres provinciales et les sermons de Bourdalouë, on apprendra dans les premières l'art de la Raillerie, celuy de présenter des Choses indifférentes sous des faces Criminelles; celuy d'insulter avec Eloquence: on apprendra avec le Père Bourdalouë à être sévère à soy même et Indulgent pour les autres; Je demande alors de quel côté est la Vraye morale et lequel de ces deux livres est le plus utile aux hommes? J'ose le dire Il n'y a rien de plus Contradictoire ny de plus inique, rien de plus honteux pour L'humanité d'accuser d'une morale Relâchée des hommes qui mènent en Europe la Vie la plus dure et qui Vont Chercher la mort au bout de L'asie et de L'Amerique. Quel est le Particulier qui ne sera pas Consolé d'Essuyer des Calomnies, quand un Corps entier en reçoit Continuellement d'aussy Cruelles? Je Voudrois bien que L'autheur de ces Libelles pitoyables dont nous sommes fatigués Vint un jour aux pieds d'un Jésuite au Tribunal de la Pénitence, et que là il fît un aveu sincère de sa Conduite en présence de Dieu. Il seroit obligé de dire, J'ay osé traiter de persécuteur un Roy adoré de ses sujets. J'ay appelé Cent fois ses ministres des Ministres d'Iniquité, J'ay vomi les Calomnies les plus noires contre le Primat du Royaume, Contre un Cardinal qui a rendu des services essentiels dans ses ambassades auprès de trois Papes. Je n'ay Respecté ny le nom, ny l'authorité sainte, ny les moeurs pures, ny la Grandeur D'âme, ny la Vieillesse Vénérable de mon archévêque. Si l'Evêque de Langres dans une maladie populaire qui faisoit du Ravage à Chaumont accourut avec des médecins et de l'argent, et arrêta le Cours de la maladie, s'il a signalé toutes les années de son Episcopat par les actions de la Charité la plus noble, ce sont ces mêmes actions que j'ay Empoisonnées. Si L'Evêque de Marseille pendant que la Contagion dépeuploit cette Ville et qu'il ne se trouvoit plus personne qui donnât la sépulture aux morts ny qui soulageât les Mourans, alloit le jour et la nuit, les secours Temporels d'une main, et Dieu dans l'autre, affronter de maison en maison un danger Beaucoup plus grand que celuy où on est exposé à l'attaque d'un Chemin Couvert; s'ilsauva les tristes restes de ses diocézains par l'ardeur du zèle le plus attendrissant et par l'excez d'une intrépidité qu'on ne Caractériseroit pas sans doute assez en l'appellant héroïque, c'est cet homme, dont le nom sera bény avec admiration dans tous les âges, ce sont ceux qui l'ont imité que J'ay Voulu décrier dans mes petits Libelles diffamatoires.

Je suppose pour un moment que le Jésuite qui entendroit cet aveu eût à se plaindre de tous Ceux qu'on Vient de Nommer, qu'il fût le parent et l'amy du Coupable, ne luy diroit il pas, Vous avez commis un Crime horrible et Vous ne pouvez trop l'expier? Ce même homme, qui ne se Corrigera pas, Continuera de Calomnier tous les Jours ce qu'il y a de plus Respectable sur la Terre, et il ajoutera à sa liste le Confesseur qui luy aura reproché ses excez. Il l'accusera luy et sa société d'une morale Relâchée. C'est ainsy qu'en use l'Esprit de parti.

L'autheur du Libelle peut tant qu'il Voudra mettre mon nom dans le Recueil immense et oublié de ses Calomnies, etil pourra m'imputer des sentiments que je n'ay Jamais eû, des livres que je n'ay Jamais faits, ou qui ont été altérez indignement par ses Editeurs: Je luy répondray Comme le Grand Corneille dans une pareille occasion: Je soumets mes Ecrits au Jugement de l'Eglise. Je doute qu'il en fasse autant. Je ferai bien plus, je luy déclare à luy et à ses semblables que si jamais on a imprimé sous mon Nom une page qui puisse scandaliser seulement le sacristain de leur parroisse je suis prêt de la déchirer devant luy, et que je Veux Vivre et Mourir Tranquillement dans le sein de l'Eglise Catholique, Apostolique et Romaine sans attaquer personne, sans nuire à personne, sans sentir la moindre opinion qui puisse offenser personne.

Je déteste Tout ce qui peut porter le moindre Trouble dans la société. Ce sont ces sentiments Connus du Roy qui m'ont attiré ses bienfaits. Comblé par ses Grâces, attaché à sa personne sacrée, chargé d'Ecrire ce qu'il fait de Glorieux et d'utile pour la Patrie, uniquement occupé de cet Employ, je tâcheray pour le Remplir de mettre en pratique les instructions que j'ay reçües dans Votre maison Respectable; et si les règles de L'Eloquence que j'ay apprises se sont effacées de mon Esprit, Le Caractère de bon Citoyen ne s'effacera jamais de mon Coeur. On a Vû je Crois, ce Caractère dans tous mes Ecrits, quelques défigurés qu'ils soient par les Ridicules Editions qu'on en a faites. La Henriade même n'a Jamais été exactement Imprimée, on n'aura probablement mes Véritables ouvrages qu'après ma Mort: mais J'ambitionne peu pendant ma Vie de grossir le Nombre des livres dont on est surchargé, pourvû que je sois au Nombre des honnêtes gens attachés à Leurs Souverains, zélés pour leur Patrie, fidèles à leurs amis dès l'Enfance, et Reconnoissants envers leurs premiers maîtres. C'est dans ces sentiments que je seray toujours avec respect

Mon Révérend Père

Votre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire