A Potsdam ce 26 juillet 1744 de retour de Berlin à quatre heures du matin
J'ay l'honneur de Vous addresser, mon respectable ami, ces vers que mon cher maitre a fait hier le 25 peu de momens avant que de donner l'audience de congé à l'ambassadeur de Suede, Monsieur le Comte de Tessin, qui après le Ballet de la Rose, que nos danseurs et danseuses ont parfaitement exécuté, à l'égal de Borée, nous a enlevé à deux heures après minuit la Fleur des Princesses, cette Ulrique, que Vous adoréz avec nous; Votre ami à la suite d'autres strophes, dont je vous épargne la lecture, a eu le front de dire…
Prince des Poètes, passéz de grâce à un rimailleur, en faveur de la vraye tendresse, qu'il vous porte, l'hardiesse d'oser mettre devant vos yeux délicats ses misérables productions; encore, si vous en étiez quitte pour celle cy. Mais comme le dit votre grand père Despréaux, Dans le crime il suffit qu'une fois on débutte. Qu'importe! je parle à mon respectable ami, qu'il soit mon Juge sévère, il est le seul compétent. Pourquoy ne point soumettre mes follies à sa judicieuse critique? Il me suffit, que ma tendre amitié pour luy n'en doit point essuyer.
Mr: l'ambassadeur, homme des plus estimables, accompagné de son adorable Epouse, avoit amené une nièce également adorable, la jeune comtesse de Spare, à la table du Roy mon maitre où tout étoit animé. Je proposois au comte de Tessin de batiser avec du vin de Champagne excellent de Honny cette charmante Spare, au nom des Etoiles fixes et errantes, de celuy de Ursa minor. A cette occasion, je vous en demande mille fois pardon, j'ay encore enfreint le respect dû au Parnasse par ce quatrain:
Nos fêtes, j'ose le dire, ont été superbes, tant par le nombre des Personnes de la première distinction, que par les habits magnifiques, Equipages, illuminations, feu d'artifice, redoutes, Bals etc. En neuf jours de tems quatre opéras différens, Caton, Artaxerce, Titus et Rodelinde. La saison avoit mis nos Italiens en voix, en échauffant la vivacité de nos danseurs français. Tant de plaisirs rapidement suivis, nous ont presque mis tous sur les dents, et moy qui vous en parle, j'y aurois succombé sans le secours du Champagne. Après avoir pris les eaux de Pyrmon, avec tout le succès désirable (quoiqu'avec cet excellent vin, j'aye été brouillé six ans durant) j'ay fait ma paix avec luy, plaise au ciel! qu'elle soit durable! Sous la garantie du Roy mon maitre, sur laquelle je compte un tantinet plus que sur celle de la Pragmatique. Je chante même à l'honneur de ce bon vin sur l'air de la Matelotte:
Grâce pour la dernière fois! Vous ne seréz plus insulté par mes versifications. Vous m'avez promis, mon respectable ami, de m'envoyer un receuil de vos pièces fugitives, qui vous échappent à tout bout de champ, et depuis que j'ay été privé de la douceur de vous voir, il doit être considérablement augmenté. Voyons si vous serés autant homme de Parole, que vous êtes le premier génie du siècle!
Mille et mille assurances de respect, de mon tendre attachement pour Madame votre adorable Marquise. Puissé-je avoir un jour le bonheur de luy baiser les mains, et d'embrasser l'homme admirable, le cher et digne Monsieur de Voltaire. Je suis ad aras et focos
Votre très dévoué ami et serviteur
D. Keyserlingk
Mon épouse qui le 3 de ce mois est accouchée d'une fille, vous fait, mon respectable ami, ses très humbles complimens, et me voici père gros comme le bras. Adio carissimo.