1744-07-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à chevalier de Laurès de Gignac.

C'est répondre bien tard, monsieur, à la prose polie et aux vers aimables dont vous m'avez honoré; mais il faut pardonner à un pauvre malade, chargé d'ailleurs du difficile emploi de préparer une fête pour le mariage de m. le dauphin; la maladie et le travail m'ont mis hors d'état de répondre plus tôt à vos politesses.
Il y a longtemps que j'aurais rempli ce devoir si j'eusse cédé à mes premiers mouvements, mais je n'ai guère eu de moments libres.

Je vois avec plaisir combien les lettres sont cultivées dans votre ville.

Vos vers fortifient la bonne opinion que j'avais de Toulouse, mais vous voulez m'en donner une trop bonne de moi même. Votre épître n'avait pas besoin des choses flatteuses dont vous me comblez pour me plaire. Je vois dans vos vers le vrai goût de la belle poésie; vous débutez d'une façon à devenir bientôt supérieur à celui que vous louez, et vous rougirez peut-être un jour de m'en avoir tant dit.

Souvent, dans la fleur du printemps,
Un jeune homme, brillant de charmes
Et brûlant de désirs pressants,
Ne sait où porter ses talents;
Il les prodigue, il rend les armes
A quelque coquette sans dents.
Mais bientôt, sentant son mérite,
Honteux de son premier encens,
Il prend Eglé, Flore, Carite,
Et gaiement pour jamais il quitte
Sa Cythérée à cheveux blancs.
Ainsi regrettant vos prémices
Et ces injustes sacrifices
Offerts à mes vers languissants,
Vous me quitterez pour Virgile,
Dont vous avez déjà le style,
La cadence et les agréments.
De cette juste préférence
Mon cœur ne sera point jaloux:
Je suis disciple, ainsi que vous,
De nos maîtres de l'éloquence.

Je suis encore à la campagne pour quelques mois. Si, lorsque je serai de retour à Paris, vous voulez bien m'honorer de quelqu'une de vos productions, vous redoublerez les obligations que je vous ai et mes plaisirs.

Je suis, monsieur, avec tous les sentiments que je vous dois, votre très humble et très obéissant serviteur.

Voltaire