1743-07-15, de Charles Augustin Feriol, comte d'Argental à Voltaire [François Marie Arouet].

Je suis, mon cher ami, très persuadé de l'inutilité de mes conseils: je sais même qu'ils pourront vous déplaire; mais je suis trop tourmenté de votre projet, pour qu'il me soit possible de garder le silence.
Vous vous obstinez à donner Thérèse. Je sais que vous avez indiqué une répétition. Je ne vais pas si loin que ceux qui condamnent entièrement votre ouvrage: il y a bien des endroits qui me plaisent; mais je ne saurais m'empêcher de vous dire que je le trouve indigne de vous, et par le genre et par l'exécution. Le genre auquel vous êtes descendu est tel que, quand vous réussiriez (ce que je n'espère assurément pas), on aurait de la peine à vous pardonner de l'avoir entrepris; et, si vous tombez (comme cela est très apparent), ce ne sera pas une simple chute, ce sera un très grand ridicule que d'avoir formé une pareille entreprise et d'y avoir échoué. Il est permis aux grands hommes de faire de mauvais ouvrages, mais jamais des ouvrages de mauvais goût. On pardonne à Corneille d'avoir fait Pertharite; on excuse à peine Racine d'avoir fait les Plaideurs, malgré leur grand succès. Quant à l'exécution, votre pièce se ressent de la précipitation avec laquelle elle a été faite: le plan n'est qu'ébauché; le style n'est nullement soigné; les caractères ne sont point soutenus, surtout celui de Gripau, dans lequel il y a un mélange inconcevable. Votre projet a été d'en faire une bête et un ignorant; et il a quelquefois de l'esprit, et dit des choses qui supposent des connaissances. Vous prétendez avoir corrigé; mais je n'ai pas, je vous l'avoue, opinion de corrections qui n'ont pas été plus méditées que l'ouvrage. Il faut que le feu de la composition soit calme pour bien juger des défauts: on ne voit juste que quand on voit de sang-froid, et convenez que vous êtes bien loin de cet état là. Si vous avez la patience d'attendre six mois, j'en appelle à vous: je suis persuadé que vous serez tout au moins de mon avis, et que vous changerez presque entièrement ce qui vous plaît aujourd'hui. D'ailleurs il est impossible, pour donner votre pièce, de prendre un plus mauvais moment et des circonstances moins favorables. Le temps où vous voulez qu'on la joue sera, sans contredit, le plus mauvais de l'année. Vous aurez contre vous la chaleur, les promenades, les campagnes, la guerre, pour laquelle tout le monde sera parti.

Le succès de Mérope a réveillé vos ennemis, excité vos envieux, augmenté l'attente de ceux qui vous ont admiré. Ces derniers vous jugeront avec sévérité, et les autres avec rage. Vous devez vous attendre à une cabale capable de faire tomber le meilleur de vos ouvrages, et assurément Thérèse est très éloignée de l'être. Est il possible, quand on est bien, de ne vouloir pas s'y tenir? Au lieu de vous reposer sur vos lauriers et d'en jouir, vous allez exposer une gloire qui vous est entièrement acquise, et sans pouvoir espérer de l'augmenter. J'en reviens à ce que j'ai dit au commencement de ma lettre; tout ce que vous pouvez espérer de mieux d'un succès, est qu'on vous pardonne d'avoir traité un pareil genre, et la chute vous couvrira de ridicule.

Vous serez sûrement mécontent de mon zèle, et assurément je serais injuste de vous demander de m'en savoir gré. Mon intérêt est trop personnel pour que j'eusse l'injustice d'exiger de la reconnaissance. Mon amitié pour vous me fait partager tout ce qui vous arrive: le succès de Mérope m'a été aussi sensible qu'à vous, et je ressentirai la chute de Thérèse avec plus de vivacité, que vous ne pourrez la ressentir vous même.