1777-11-10, de Charles Michel de Villette, marquis Du Plessis-Villette à Louis Le Peletier de Morfontaine, marquis de Montmélian.

C'est un proconsul tel que vous, monsieur, qu'il faudrait à cette province; un homme qui eût de philosophie & d'urbanité; un homme digne de seconder les hautes & inconcevables entreprises que m. de Voltaire a consommées sur un sol où il avait à combattre les hommes & la nature.

Il y a quinze ans que l'on trouvait à peine à Ferney quarante habitants, & trois ou quatre chaumières. Aujourd'hui on est émerveillé d'y voir une colonie nombreuse & policée;& plus de cent jolies maisons, d'une structure commode & agréable, que l'on croirait élevées au son de la lyre.

Mais ce qui tient encore plus du prodige, c'est que le même homme qui semble n'employer son génie & son temps qu'à fonder une ville, en trouve encore assez pour fabriquer, à quatre-vingt-quatre ans, deux nouvelles tragédies qui auraient étonné à cinquante.

Irène. Avant de nous lire cette pièce: Vous m'avez fait rire hier, nous a-t-il dit, j'essayerai de vous faire pleurer aujourd'hui. Il nous a tenu parole.e L'auteur de Zaïre, d'Alzire & d'Adélaïde, a saisi les crayons de Racine. Je ne devine pas l'effet de la représentation; mais c'est la musique de style d'Athalie; ce sont partout des vers de situation qui font oublier la monotonie de l'alexandrin.

Il y a quatre mois que je jouis, cinq heures par jour, de la présence réelle de m. de Voltaire, & je proteste que je ne me suis pas aperçu d'une seule redite permise à la plus belle vieillesse.

Il écrit aujourd'hui un factum pour des malheureux qui sont venus lui emprunter sa plume & son argent: il leur a donné l'un & l'autre. Il a une sensibilité exquise; il souffre des maux d'autrui comme s'il en était responsable; ce qui lui faisait dire ce matin qu'on ne peut aimer les hommes sans haïr l'humanité.

Il me reste à vous parler d'une petite pièce que l'on a représentée à Ferney, & dont je suis l'auteur: c'est le Mariage impromptu. Cette pièce, un peu dénuée d'intrigues, finit par un dénouement qui aura peut-être droit de vous surprendre.

J'épouse, au château de Ferney, une jeune personne, adoptée par m. de Voltaire. Elle m'apporte pour dot, un visage charmant, une belle taille, un cœur tout neuf, & l'esprit qui plaît. J'ai préféré tout cela à un million tout sec que je trouvais à Genève.

Tous les pères de l'église avaient échoué à ma conversion; elle était réservée au père temporel des capucins, qui est le père spirituel de l'Europe.

Le marquis de Villette permet, monsieur, que je me joigne à lui pour vous dire que je n'ai jamais oublié l'honneur que vous m'avez fait, & la protection utile que vous avez accordée aux malheureux Calas. Je me rappelle vos bontés pour mère Madeleine, ma cousine, supérieure des sœurs grises de votre ville, laquelle m'écrivait, autant qu'il m'en souvient, qu'elle aimait Jesus & Marie plus que sa vie.

Je me réjouis quelquefois par les pensées de ma vie sociale; elle est finie pour moi. Je ne supporte plus que ma vie pédantesque. Je fais mon testament, tandis que m. de Villette signe son contrat de mariage.

Je suis entièrement de son avis, quand il dit que l'on souhaite à Ferney de vivre sous vos lois: vous êtes estimé des riches, & adoré des pauvres. Mais je le désavoue tout à fait dans le bien qu'il dit de deux ouvrages qui ne se ressentent que trop de mes années. Je n'ai pas encore achevé tous ceux que j'ai entrepris à Ferney, & je ne les verrai pas finir.

Felices queis mœnia surgunt.

Ce vers de Virgile m'a coûté quinze cent mille livres.