1742-12-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Sire,

J'ai reçu votre lettre aimable
Et vos vers fins & délicats,
Pour prix de l'énorme fatras
Dont moi pédant je vous accable.
C'est ainsi qu'un franc discoureur,
Croyant captiver le suffrage
De quelque esprit supérieur,
Où de longs arguments l'engage,
L'homme d'esprit, par un bon mot,
Répond à tout ce verbiage,
Et le discoureur n'est qu'un sot.

Votre humanité est plus adorable que jamais, il n'y a plus moyen de vous dire toujours votre majesté. Cela est bon pour des princes de l'empire qui ne voient en vous que le roi. Mais moi qui vois l'homme, & qui ai quelquefois de l'enthousiasme, j'oublie dans mon ivresse le monarque & la puissance, pour ne songer qu'à cet homme enchanteur.

Dites moi par quel art sublime
Vous avez pu faire à la fois
Tant de progrès dans l'art des rois,
Et dans l'art charmant de la rime.
Cet art des vers est le premier,
Il faut que le monde l'avoue;
Car des rois que ce monde loue,
L'un fut prudent, l'autre guerrier;
Celui-ci, gai, doux & paisible,
Joignit le myrte à l'olivier,
Fut indolent & familier;
Cet autre ne fut que terrible,
J'admire leurs talents divers,
Moi qui compile leur histoire;
Mais aucun d'eux n'obtint la gloire
De faire de si jolis vers.
O mon héros, esprit fertile,
Animé de ce divin feu,
Régner & vaincre n'est qu'un jeu,
Et bien rimer est difficile
Mais non, cet art noble & charmant
N'est pour vous qu'un délassement:
Homme universel que vous êtes,
Vous saisissez également
La lyre aimable des poètes,
Et de Mars le foudre assommant.
Tout est pour vous amusement,
Vos mains à tout sont toujours prêtes;
Vous rimez non moins aisément
Que vous avez fait vos conquêtes.

Si la reine de Hongrie & le roi mon seigneur & maître voyaient la lettre de votre majesté, ils ne pourraient s'empêcher de rire, malgré le mal que vous avez fait à l'une & le bien que vous n'avez pas fait à l'autre. Votre comparaison d'une coquette, qui a donné des faveurs un peu cuisantes, & qui se moque de ses galants dans les remèdes, est une chose aussi plaisante qu'en aient dit les Césars, les Antoines, & les Octaves vos devanciers, gens à grandes actions & à bons mots. Faites comme vous l'entendrez avec les rois, battez les, quittez les, querellez vous, raccommodez vous, mais ne soyez jamais inconstant pour les particuliers qui vous adorent.

Vos faveurs étaient dangereuses
Aux rois qui le méritent bien,
Car tous ces gens là n'aiment rien,
Et leurs promesses sont trompeuses.
Mais moi je ne vous trompe pas,
Et dont l'amour toujours fidèle
Sent tout le prix de vos appas,
Moi qui vous eusse aimé cruelle,
Je jouirai sans repentir
Des caresses & du plaisir
Que fait une muse si belle.

Il pleut ici de mauvais livres & de mauvais vers; mais comme votre majesté ne juge pas de tous nos guerriers par l'aventure de Lints, elle ne juge pas non plus de l'esprit des Français par les Etrennes de la st Jean, ni par les grossièretés de l'abbé Desfontaines.

Il n'y a rien de nouveau parmi nos libraires de Paris. Voici le seul trait digne, je crois, d'être conté. Le cardinal de Fleury, après avoir été assez malade, s'avisa, il y a deux jours, ne sachant que faire, de dire la messe à un petit autel au milieu d'un jardin où il gelait. Monsieur Amelot & monsieur de Breteuil arrivèrent, & lui dirent qu'il se jouait à se tuer: bon, bon, messieurs, dit il, vous êtes des douillets. A quatre-vingt-dix ans, quel homme! Sire, vivez autant, dussiez vous dire la messe à cet âge, & moi la servir. Je suis avec le plus profond respect &c.