1742-08-14, de Claude Henri Feydeau, comte de Marville à Jean Frédéric Phélypeaux, comte de Maurepas.

Monsieur, suivant vos conseils, j'ay été trouver hier M. le procureur général.
Je luy ay remis le double de Mahomet, en le priant de le lire avec attention, et que j'étois persuadé qu'après l'avoir lu, à quelques traits près, qu'il pourroit trouver trop hardis par rapport à l'autorité, il conviendroit luy-même que, dans toute la pièce, on n'avoit fait parler les acteurs que dans les termes convenables à leur rôle et à leur caractère. Je luy ay aussi fait entrevoir les raisons qui m'avoient obligé à permettre la représentation de la pièce sans l'approbation du censeur de la police, et je l'ay trouvé prévenu sur la meilleure, le discours de Voltaire au sujet de M. le Cardinal luy étant déjà revenu. Enfin, je ne luy ay point caché combien il seroit désagréable pour moy qu'en semblable occasion, le parlement vînt à me chercher noise, d'autant plus que j'étois instruit que Voltaire comptoit retirer samedy sa pièce; qu'ainsi je croirois qu'il valoit mieux la laisser aller encore ces deux représentations, que de faire un éclat en la retirant plus tôt, et que M. le cardinal et vous, Monsieur, m'aviez dit que sûrement on n'en permettroit point l'impression. Il m'a paru goûter mes raisons, et je me suis en allé chez le premier président, que j'ay prévenu sur mes inquiétudes, et qui, en me promettant de me rendre tous les services qui pourroient dépendre de luy, m'a dit de ne pas compter si fort sur les paroles de M. le procureur général, qu'il étoit homme à me faire jouer le tour, en faisant semblant de n'être pas le maître et d'en être bien fâché. Je crois qu'il m'a prédit juste, et vous en allez juger par la copie de la lettre qu'il m'a écrite après l'avoir quitté, et que je viens de recevoir. Je suis, je vous l'avoue, fort embarrassé sur le parti que j'ay à prendre, et vos ordres seuls me guideront. Vous voyez qu'il désireroit que dès aujourd'hui on fît annoncer pour jeudyune autre pièce. Je ne le puis faire sans éclat, car il faut nécessairement en prévenir les comédiens; d'un autre côté, si je ne le fais pas, M. le procureur général ne manquera pas de me jouer le tour. Mandez-moy, de grâce, la conduite que vous voulez que je tienne, les mesures à prendre en faisant annoncer aux comédiens qu'il ne faut plus que Mahomet soit joué, et, quoy-qu'annoncé pour jeudy, qu'il faut nécessairement qu'ils donnent une autre pièce. En un mot, tirez-moy de l'embarras où je suis, et quand j'en seray dehors, plaisantezmoy tant que vous voudrez. Mon courrier attendra votre réponse, et jusqu'à ce que je l'aye reçue, je suis dans les lymbes. Je n'en écris point à M. le Cardinal, et vous êtes bien le maître, si vous le jugez à propos, de luy communiquer ma lettre….