à Bruxelles
Je ne vous écris guère mon cher et respectable amy mais c'est que j'en suis fort indigne de vous écrire.
J'ay eu le temps de mettre toute l'histoire des musulmans en tragédie, cependant j'ay à peine mis un peu de réforme dans mon scélérat de prophète; toute l'Europe joue àprésent une pièce plus intriguée que la mienne. Je suis honteux de faire si peu pour les héros du temps passé dans le temps que tous ceux d'aujourduy s'efforcent de jouer un rolle. Je compte en jouer un bien agréable si je peux vous voir. Madame du Chastellet vous a mandé que le téâtre de sa petite guerre va être bientôt transporté à Cirey. Nous ne passerons à Paris que pour vous y voir. Sans vous que faire à Paris? Les arts que j'aime y sont méprisez. Je ne suis pas destiné à ranimer leur Langueur. La supériorité qu'une phisique sèche et abstraitte a usurpé sur les belles lettres commence à m'indigner. Nous avions il y a cinquante ans de bien plus grands hommes en phisique et en géométrie qu'aujourduy, et à peine parloit on d'eux. Les choses ont bien changé. J'ay aimé la phisique tant qu'elle n'a point voulu dominer sur la poésie; àprésent qu'elle écrase tous les arts je ne veux plus la regarder que comme un tiran de mauvaise compagnie. Je viendrai à Paris faire abjuration entre vos mains. Je ne veux plus d'autre étude que celle qui peut rendre la société plus agréable, et le déclin de la vie plus doux. On ne sauroit parler phisique un quart d'heure et s'entendre. On peut parler poésie, musique, histoire, littérature tout le long du jour. En parler souvent avec vous seroit le comble de mes plaisirs. Je vous aporteray une nouvelle leçon de Mahomet dans laquelle vous ne trouverez pas assez de changements. Vous m'en ferez faire de nouvaux. Je seray plus inspiré auprès de vous. Tout ce que je crains c'est que vous ne soyez à la campagne quand nous arriverons. Je connais ma destinée, elle est toutte propre à m'envoyer à Paris pour ne vous y point trouver. En ce cas c'est être exilé à Paris.
On dit que vous n'avez pas un comédien. On ne trouve plus ny qui récite des vers, ny qui les fasse, ny qui les écoute. Je serois venu au monde mal à propos si je n'étois venu de votre temps et de celuy de mes autres anges gardiens made Dargental et mr de Pondeveile. Je leur baise très humblemt le bout des ailes, et me recomande à vos saintes inspirations.
V.
à Bruxelles ce 22 aoust 1741