Monsieur,
Vous allez juger de mon inquiétude et pour la guérir je crois qu'il suffit que vous en soyez instruit.
Vous savez mieux que personne les ordres précis et réitérés que j'ai reçus de sa majesté le roi de Prusse, d'assembler une troupe de comédiens pour le service immédiat de ce monarque. J'ai exécuté ses ordres, la troupe est complète. Voici le temps d'envoyer de l'argent aux sujets qui la doivent composer et que j'ai tirés de diverses provinces. J'attendais impatiemment une lettre de change et je reçois coup sur coup deux lettres de m. Algaroti qui m'épouvantent et que je me garderai bien de produire qu'à la dernière extrémité. On me mande, monsieur, de ne faire aucun préparatif et d'attendre de nouveaux ordres. Mais tous les préparatifs sont faits, la troupe du roi est formée, 15 acteurs ou actrices sont engagés en vertu des ordres et au nom de sa majesté. Que vont-ils devenir? que diront ils si je manque de leur envoyer au commencement du carême l'argent que je leur ai promis? que deviendrai je moi même si on m'abandonne? Je frémis des suites et vous prévoyez comme moi, monsieur, l'éclat que va produire un pareil abandon. Tous ces sujets sans emploi pour toute l'année vont me citer devant les tribunaux de toutes les villes où ils se trouveront. Que répondrai je? Instruisez moi, indiquez moi, je vous en conjure, un moyen de mettre à couvert le nom sacré de sa majesté et de ne pas satisfaire à ce que j'ai promis par les ordres et au nom de cette même majesté.
J'ai fait mes très humbles représentations à m. d'Algaroti, mais il m'a écrit de Francfort sur le Mein. Il n'est plus à portée et je ne reçois aucune nouvelle. Cependant je crains tout. Instruisez vous de tout et mandez moi je vous supplie si tandis que ce grand roi fait si bien le vrai héros nous irons à Berlin représenter de notre mieux quelque vieille copie qui ne l'aura pas valu dans son temps. Mandez moi, s'il vous plait si nous resterons en France payés par sa majesté jusqu'à ce que ses grandes occupations lui demandent quelque relâche et qu'il veuille nous appeler. Je vous ouvre un 3e moyen.
Quoique les orders précis de sa majesté me soient venus le 26 9bre et par conséquent bien après la mort de l'empereur, si les discussions politiques, occasionnées par cette mort, rendent à la cour de Berlin nos services inutiles pour quelques années, quoique les engagements que j'ai passés à chaque comédien soient pour deux ans consécutifs je crois pourtant que je viendrais à bout de tout ajuster s'il plaisait à sa majesté me faire tenir au plutôt une demi-année du total. Soulagez moi de grâce. Vous riez de mes inquiétudes sans doute rassuré par la connaissance parfaite que vous avez de l'âme de ce grand monarque. Mes craintes vous divertissent. Cependant un songe funeste tourmente celui que vous honorez du nom d'ami. Eveillez le, je vous prie, et délivrez le d'une illusion qui le fatigue autant que ferait la réalité. Vous allez trouver plaisant que tandis que ce roi, vraiment roi, gagne des provinces, fait trembler l'Allemagne, occupe toute l'Europe, 12 ou 15 comédiens lui préparent de beaux et bons procés devant autant de maires de ville. J'en rirais aussi si l'affaire ne touchait que moi, mais vous prévoyez aussi bien que moi le bruit que cela va produire. Vous saurez et ce qu'il faut dire et de la manière qu'il le faut dire. J'attends de vous des instructions. En tout cas une année de prison ne m'effraie pas. J'ai l'honneur d'être avec l'estime et l'amitié la plus respectueuse
Monsieur
Votre très humble et très obéissant serviteur
de La Noue
à L'Ille 22 janv. 1741