1740-10-26, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].

Mon cher Voltaire, l'événement le moins prévu du monde m'empêche pour cette fois d'ouvrir mon âme à la vôtre comme d'ordinaire, & de bavarder comme je le voudrais.
L'empereur est mort.

Ce prince né particulier
Fut roi, puis empereur, Eugène fut sa gloire,
Mais par malheur pour son histoire
Il est mort en banqueroutier.

Cette mort dérange toutes mes idées pacifiques, & je crois qu'il s'agira au mois de juin plutôt de poudre à canon, de soldats, de tranchées, que d'actrices, de ballets & de théâtre; de façon que je me vois obligé de suspendre le marché que nous aurions fait. Mon affaire de Liége est toute terminée: mais celles d'à présent sont de bien plus grande conséquence pour l'Europe; c'est le moment du changement total de l'ancien système de politique; c'est ce rocher détaché qui roule sur la figure des quatre métaux que vit Nabuchodonosor, & qui les détruisit tous. Je vous suis mille fois obligé de l'impression de Machiavel achevée; je ne saurais y travailler à présent, je suis surchargé d'affaires. Je vais faire passer ma fièvre, car j'ai besoin de ma machine, & il en faut tirer à présent tout le parti possible.

Je vous envoie une ode en réponse à celle de Gresset. Adieu, cher ami, ne m'oubliez jamais, & soyez persuadé de la tendre estime avec laquelle je suis

Votre très fidèle ami.