1740-08-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Baptiste Simon Sauvé.

Il y a longtemps mon cher monsieur qu'une parfaitte estime m'a rendu votre amy.
Cette amitié est bien fortifiée par votre lettre. Vous pensez aussi bien en prose qu'en vers, et je feray certainement usage des réflexions que vous avez bien voulu me communiquer. J'espère toujours que quand le plus aimable roy de l'univers sera un peu fixé dans sa capitale, il mettra la tragédie et la comédie française au nombre des baux arts qu'il fera fleurir. Il n'en protège aucun qu'il ne connaisse. Il est juge éclairé du mérite en tout genre. Je crois que je ne pourais jamais mieux le servir qu'en luy procurant un homme d'esprit et de talents, aussi estimable par son caractère que par ses ouvrages, et seul capable peut être de rendre à son art l'honneur et la considération que cet art mérite. Berlin va devenir Athenes, je crois que le roy pensera comme les Pericles et les autres atheniens qui honoroient [le th]éâtre et ceux qui s'y adonnoient et qui n'étoient point a[ss]ez sots pour ne pas attacher une juste estime à l'art de bien parler en public.

Si je suis assez heureux pour procurer à sa majesté un homme tel que vous, je suis très sûr qu'il ne vous considérera pas seulement comme le chef d'une société destinée au plaisir, mais comme un auteur et comme un homme digne de ses attentions.

Si les choses prennent un autre tour, si l'amour de votre patrie vous empêche d'aller à la cour d'un roy que tous les gens de lettres veulent servir, ou si quelqu'un luy donne une autre idée, ou s'il n'a point de spectacle, je féliciteray la France de vous garder. Je me flatte que j'auray bientôt le plaisir de vous entendre à Lisle.

Mandez moy je vous prie si vous pouriez y être vers le 1er septembre. J'ay mes raisons, et ces raisons sont principalement l'estime et l'amitié avec les quelles je compte être toute ma vie,

Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire