Monseigneur,
J'ay à Votre Altesse bien des obligations.
Elle daigne me faire connaitre plus d'une vérité dont j'étois assez mal informé; et elle m'instruit d'une manière pleine de bonté, qui vaut bien autant que la vérité même. Je lis actuellement l'histoire ottomane de feu Mr le prince Cantemir, votre père, que j'auray l'honneur de vous renvoyer incessamment; et dont je ne puis trop remercier votre altesse. Vous me pardonerez s'il vous plait d'avoir été trompé sur votre origine. La multiplicité des talents de monsieur le prince votre père et des vôtres, m'avait fait penser que vous deviez descendre des anciens grecs; et je vous aurois soupçonné de la race de Pericles plutôt que de celle de Tamerlan. Quoy qu'il en soit, ayant toujours fait profession de rendre hommage au mérite personel plus qu'à la naissance, je prends la liberté de vous envoyer la copie de ce que j'insère sur votre illustre père dans mon histoire de Charles douze qu'on réimprime actuellement; et je ne l'enverrai en Hollande que quand j'auray apris d'un de vos secrétaires que vous m'en donnez la permission.
Je trouve dans l'histoire ottomane écrite par le prince Demetrius Cantimir, ce que je vois avec douleur dans toutes les histoires. Elles sont les annales des crimes du genre humain. Je vous avoue surtout que le gouvernement turc me paraît absurde et affreux. Je félicite votre maison d'avoir quitté ces barbares en faveur de Pierre le grand qui cherchoit au moins à extirper la barbarie, et j'espère que ceux de votre sang qui sont en Moscovie, serviront à y faire fleurir les arts que toute votre maison semble cultiver. Vous n'avez pas peu contribué sans doute à introduire la politesse qui s'établit chez ces peuples, et vous leur avez fait plus de bien que vous n'en avez reçû. Ne seroit ce point trop abuser de bos bontez monseigneur que d'oser prendre la liberté de vous faire quelques questions sur ce vaste empire qui joue actuellement un si bau rôle dans l'Europe et dont vous augmentez la gloire parmy nous?
On me mande que la Russie est trente fois moins peuplée qu'elle ne l'étoit il y a sept à huit cent ans. On m'écrit qu'il n'y a qu'environ 500 mille gentils-hommes, dix millions d'hommes payant la taille, en comptant les femmes et les enfans; environ 150 mille eclésiastiques, et c'est en ce dernier point que la Russie diffère de bien d'autres pays de l'Europe, où il y a plus de prêtres que de nobles; on m'assure que les Cosaques de l'Ukraine, du Don etc., ne montent avec leurs familles qu'à huit cent mille âmes, et qu'enfin il n'y a pas plus de quatorze millions d'habitants dans ces vastes pays soumis à l'autocratrice. Cette dépopulation me parait étrange, car enfin je ne vois pas que les russes aient été plus détruits par la guerre que les français, les allemans, les anglais, et je vois que la France seule a environ 19 millions d'habitans. Cette disproportion est étonnante. Un médecin m'a écrit que cette disette de l'espèce humaine devoit être attribuée à la vérole, qui y fait plus de ravages qu'ailleurs, et que le scorbut rend incurable. En ce cas les habitans de la terre sont bien malheureux. Faut il que la Russie doit dépeuplée parce qu'un génois s'avisa de découvrir l'Amérique il y a deux cent ans?
J'entends dire d'ailleurs que toutes les grandes idées du csar Pierre sont suivies par le présent gouvernement, et comme parmy ses projets celuy de montrer de la bonté aux étrangers étoit un des principaux, je me flatte monseigneur que vous l'imiterez, et que vous pardonnerez toutes ces questions qu'un étranger ose vous adresser. Il y a peu de princes aux quels on demande de pareilles grâces, et vous êtes du très petit nombre de ceux qui peuvent instruire les autres hommes.
Je suis avec un profond respect,
Monseigneur,
de votre altesse
le très humble et très obéissant serviteur
Voltaire
A Cirey en Champagne, ce 13 mars 1739