Vendredi, 22 juillet [1740]
… Entre autres âmes damnées que la providence a confinées ici, il y a Rousseau, Voltaire et moi: ce n'est pas là un trio de baudets, non plus que trois têtes dans un bonnet.
Nous logeons tous les trois porte à porte. Je fus voir Voltaire dès que je le sus arrivé: on le céla; mais un moment après que je fus entré, on me vint prier de sa part à souper. Je n'y soupai pas, mais je le vis et il me cassa tendrement le nez à coups de joues. Je lui dis que sans doute il allait voir le roi de Prusse. Il me jura que non, et qu'il ne quitterait pas ses amis de dix à quinze ans pour un nouveau venu. Il s'appuya beaucoup sur son mérite, et établit pour la première qualité de ce prince, le goût qu'il a pour les gens de lettres. Il m'en parla enfin comme du Thiriot du nord. On ne saurait savoir précisément ce que vient faire ici ce grand homme; on sait seulement qu'il passe quatre à cinq heures par jour chez Paupie, son libraire, et que celui du marquis d'Argens achève d'imprimer quelque chose où Voltaire est maltraité. Ces deux messieurs, après s'être entregrattés quelque temps, en étaient au dénouement de la pièce de Vadius et Trissotin. Ainsi Paupie pourrait bien répondre d'avance à quelque nouvelle Voltairomanie. Il s'est bien contenu devant moi sur le chapitre de Rousseau, et même devant Paupie, à ce que ce dernier vient de dire à Rousseau; en sorte qu'il ne s'éloignerait peut-être pas d'un raccommodement, si les amis de Rousseau voulaient. Mais celui-ci, à qui j'en ai parlé, est entièrement converti; il est devenu parfaitement dévot: il n'y a plus de quartier. Il dit tendrement que ce serait livrer un homme de bonne foi comme lui à la trahison et à la fausseté, et qu'il ne se fie pas plus à la morale de Voltaire qu'à sa théologie. Moi, qui vois l'un et l'autre, j'entendrai bien des épigrammes. Mon dessein, au reste, n'est de faire ni le trigaud, ni le médiateur. Je courrais, à les rejoindre, le même péril qu'essuya le Crotoniate à déjoindre, et je n'y serai pas pris, je vous en réponds….