1740-05-18, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].
Je ne décide point Entre Geneve et Rome
De quelque nom fameux que leur parti se nome,
J'ai vû des deux Côtéz L'argument suborneur
M'entrainér tour à tour dever son Orateur.
Je Vois dans Vos Discours La puisante Evidance
Et d'un Autre Côté La brillante Aparance,
Incertain, ébranlé par Vous également,
Je demeure indécis dans mon Aveuglement.
L'hom͞e est né pour agir; il est Libre, il est Maitre,
Mais ses Sens Limitéz ne sauroient tout Conoitre.
Ses organes grosiers Confondent les objets,
L'athome n'est point vû de ses yeux imparfaits
Et Les trop Vaste Corps Devans ses Sens s'échapent,
Les Tubes Vainement dans les Cieux les ratrapent.
Pour tout Conoitre enfin nous ne somes pas faits,
Mais Devinons toujours, et soyons satisfaits.

Voilà tout le jugement que je puis faire entre La Marquise et Monsieur De Voltaire. Quand je Lis Votre Métaphisique je m'écrie, j'admire, et je crois, lors que je Lis les Institutions phisiques de La Marquisse je me sens ébranlé, et je ne sais si je me suis trompé, ou si je me trompe; en un mot il faudroit être quelque Chose de samblable à Vous deux. Il faudroit être une Inteligence ausi supérieure aux Vôtres, que Vous L'êtes audesus des autres êtres pensants pour dire qui de Vous a deviné le mot de L'énigme; J'avoue humblement que je respecte beaucoup La raison sufisante, mais que je la croirois d'un Usage infiniment plus sûr, si nos Conoisances étoient aussi étendues qu'elle L'exige; nous n'avons que quelques idées des atributs de la Matière et des Lois de La Mécanique, mais je ne doute point que L'éternel architecte n'aye une infinitéz de secrets que nous ne découvriront jamais, et qui par Conséquent rendent L'Usage de La raison sufisante, insufisante entre nos Mains. J'avoue, d'un Autre Côté que ces êtres simples qui pensent me paraisent bien Métaphisiques, et que je ne Comprans rien au Vuide de Neuton, et très peu à L'espace de Monsieur Leibnitz, qu'il me paroit imposible aux homes de raisonér sur les Atributs, et sur Les Actions du Créateur sans dire des pauvretéz. Je n'ai de Dieu Aucune Idée que d'un être souverainement bon, je ne sai point si la Liberté Implique Contradiction avec la raison sufisante, ou si Des Lois Coéternelles à son Existence rendent ses actions Nécessaires et Asujeties à Leur Détermination mais je suis très Convaincu, que tout est très bien dans le Monde et que si Dieu avoit Voulu faire de nous des Métaphisiciens, il nous auroit Assurément Comuniqué un Degré de Lumière et De Connoissance infiniment supérieures au Nôtres.

Il est fâcheux pour les philosophes qu'ils soyent obligéz de rendre raison de tout, ils sont dans la Nécesité d'atrapér la lune avec les dents, et il faut qu'ils imaginent lors qu'ils manquent d'objets palpables.

Avec tout cela je suis obligé de Vous dire que je suis satisfait au possible de Votre Métaphisique. C'est Le Pit, ou le grand Cenci qui, dans son petit Volume renferme des trésorts Imences. La solidité du Raisonement, et La Modération de Vos Jugements devroient servir d'exemple à tout Les Philosophes et à tout ceux qui se mêlent de Discuter des Véritéz. Le Désir De s'instruire Paroit leur objet naturel, et la satisfaction de se chicanér en Devient trop souvant la suite Malheureuse.

Vous me croyéz dans une situation paisible et tranquille dans La quelle je Voudrois bien me trouvér, et je Vous assure que La philosophie me paroit plus charmante et plus atrajante que le trône, elle à L'avantage d'un plaisir solide sur Les Illusions, et les Erreurs des homes, et ceux qui peuvent la suivre dans Le pays des Vérités et des Vertus, sont très Condamnables de L'abandonnér pour Le païs des Visses et des prestiges.

Sorti du Palais de Circé,
Loin des Cris de la Multitude,
J'ai cru d'être débarrasé
Du pérÿl au sein de L'étude.
Plus qu'alors je suis Menacé
D'une triste Vissicitude
Et par le sort je suis forcé
D'abandonér ma solitude.

C'est ainsi que Dans le Monde les aparances sont très trompeuses et que L'oeuil abusé de loin Croit voir une tour ronde lors qu'elle est Carée. Pour Vous Dire Naturellement ce qui en est je dois Vous avertir que le langage des Gazettes est plus Menteur que jamais et que L'amour de La vie et l'espérance est inséparable de la Nature humaine; ce sont les fondements de cette prétendue reconvalaisence dont je souhaiterois beaucoup Devoir La Réalité. Mon cher Voltaire la Maladie du Roy est une Complications de maux dont les progrets nous ôtent tout Espoir de guérisson, cela Consiste dans une hidropisie enquistée et une étisie formelle dans le haut du Corps. Les sympthomes Les plus fâcheux de cette Maladie sont les Vomiques fréquents qui afaiblissent beaucoup le Malade et qui menassent inssesamment ruine; Le Malade se flatte beaucoup, et croit de se sauvér par les eforts qu'il fait pour se Montrér en public, c'est ce qui trompe, et qui fait Ilusion à ceux qui ne sont pas bien informé du Véritable état des choses.

On n'a jamais ce qu'on Désire,
Le sort Combat notre bonheur,
L'ambitieux veut un Empire,
L'amant veut possédér un Coeur,
Un autre après l'argent soupire,
Un Autre Cours après l'honeur.
Le filosofe se contente
Du repos, de la Vérité,
Mais dans cete si juste atante
Il est rarement contenté!
Ainsi dans le Cours de ce Monde
Il faut souscrire à son Destin,
C'est sur la raison que se fonde
Notre bonheur le plus certain.
Ceint du Loriér d'Horace, ou ceint du diaDème,
Toujours d'un pas égal tu me vera marchér
Sans me tourmentér ni cherchér
Le repos souverain, qu'au fond de mon coeur même.

C'est la seule chose qu'il me reste à faire; car je prévois avec trop de Certitude, qu'il n'est plus à moi de reculér, c'est en regretant mon indépendance que je La quite, et déplorant mon heureuse obscurité je suis forcé de Montér sur le grand Téâtre du monde.

Si j'avois cette Liberté d'esprit que Vous me suposéz je Vous enverois autre Chose que de Mauvais Vers, mais aprenéz que ceux que je Vous envoye ne sont pas les Derniérs, et que Vous êtes encore menacé d'une Nouvelle épitre. Encore une épitre diréz Vous? Oui Mon Cher Voltaire, encore une épitre, il en faut passér par là.

Ma Muse qui doit t'enuÿer
Plus que les Lapins est féconde.
Tes décrets peuvent L'exiler.
Pour La punir, fait lui peuplér
Les Régions d'un Nouveau Monde.

Apropos de Vers, j'ai vû une tragédie de Gresset qui se Nome Eduart, dont La Versification m'a paru heureuse, mais il m'a semblé que Les Caractères étoient tout mal peint; il faut étudiér les passions pour les représentér, il faut Conoitre le Coeur humain afin qu'en imitant son resort L'automate du Téâtre resemble et agisse Conformément à la Nature. Gresset n'a point puisé à la bonne source autans qu'il me paroit, et les beautéz de Détail qu'il y a dans sa tragédie peuvent la rendre suportable à La lecture, mais ne sont pas sufisantes pour la soutenir à la représentation.

Autre est la Voix d'un peroquet,
Autre est celle de Melpomene.

Celui qui à Lâché ce lardon à Gresset n'avoit assurément pas mal attrapé ses défauts, outre qu'il y a je ne sais quoi de Mou et de Languisant dans Eduart qui ne peut guerre qu'inspirér l'enuis à L'auditeur.

Mon Cher Cesarion se remet, ce qui me Cause une grandissime joye. Vous savéz ce que c'est que L'amitié, Votre Coeur Vous exprimera d'une Magnière plus Eloquent que je ne pourois le faire La Vivasité du plaisir que me fait sentir la reconvalaisance de mon ami.

Je l'aime d'un Coeur épuré
Avec tant de Délicatesse
Qu'on peut aimér une Maitresse.
L'honeur fut le lien sacré
Qui nous unit dès la jeunesse
Et jamais de Notre tendresse
Le Transport ne fut alterré.

Enujé Des Longueurs du sieur Pinne j'ai pris la résolution de faire Imprimer la Henriade sous mes yeux, je fais Venir exprès pour cet efet la plus belle Imprimerie à caractères d'argent qu'on puisse trouvér en Angletere. Tout Nos Artistes travaillent aux Estampes et au Vignetes, enfin quoi qu'il en Coûte, nous produirons un Vihicule Digne de la Matière qu'il doit présenter au public.

Je serai Votre renomée,
Ma main de sa trompete armée
Publira dans tout L'Univers
Vos Vertus, vos Talents, Vos Vers.

Je craind que Vous ne me trouveréz aujourd'hui, si non le plus importun, du moins le plus bavard des princes, ce sont des petits défauts de ma Nation que La longeur dont on ne se Corige pas si vitte. Je Vous en demande excuse Mon cher Voltaire pour moi et pour tout mes Compatriotes. Je suis cependant plus excusables qu'eux car j'ai tant de plaisir à m'entretenir avec Vous que les heures me paraisent des Moments. Si Vous Vouléz que mes lettres soyent plus Courtes soyéz Moins aimable. Ore selon le paragrafe 12 de Leibnitz cela implique Contradiction, donc, etz.

Aiméz moi toujours un peu, car je suis jaloux de Votre estime, et soyéz bien persuadé que Vous ne pouvéz faire moins sans beaucoup D'ingratitude pour celui qui est avec estime et admiration

Votre très fidelle ami

Federic

Rendéz s'il Vous plait L'incluseà la belle Emilie que je vous prie de saluer.