Je répons mon cher amy le plutost qu'il m'est possible à votre dernière lettre.
Il faudroit une main de papier pour vous raconter les histoires de Me du Chastellet et de König dont je suis terriblement ennuyé. Ce qui résulte de tout ce que j'ay entendu, dans mon esprit, c'est que Me du Chastellet ayant eu d'assez bons procédés avec Konig pendant qu'elle l'a fait travailler à un livre d'institution de la philosophie Leybnitienne qu'elle vouloit doner, l'a traitté ensuite fort mal et avec beaucoup d'ingratitude, enfin come un laquais. König luy a écrit 2 lettres impertinentes et a raconté son Histoire à tout Paris ou du moins à une douzaine de persones qui l'ont répandue partout. J'ay eu bien personellement de me plaindre de Me du Chast. qui m'a pensé engager dans une affaire avec König sur de faux exposés ou du moins des exposés imparfaits qu'elle me faisait de sa conduitte à son égard. Quand Konig m'a parlé, ce qu'il n'a fait que la veille de son départ, malgré la prévention où j'étois et où je suis encor contre luy, je n'ay peu m'empêcher de le plaindre et de doner le tort à Me du Chastellet. Cette histoire court Paris et la comble de ridicule. Voilà à peu près à quoy se réduit tout ce que je vous peux dire. Quant au conseil que vous me demandés je me donne bien de garde de vous conseiller d'y aller et quoique Me du C. en meure d'envie et que je vouleusse luy rendre service en toute autre chose mon amitié pour vous me deffend de la servir en cecy. Outre que je crois qu'elle a grand tort avec K., après toutes ces histoires la place pour vous ne me paroit pas honeste: cette place de plus a encor d'autres inconvénients, c'est qu'on ne sçauroit y être avec quelque agrément de la part de Me du Chast. qu'on ne soit tout d'un coup insuportable à Voltaire, et Voltaire aura toujours le dessus, et on luy sacrifiera tout; on ne peut presque plus luy doner aucun sujet de Mécontentement, par plus d'une raison.
Tout cela posé, le Mathématicien de Me du Ch. joue un assez mauvais personage.
Je vous ay je crois tout dit. Décidés vous maintenant mais ne me cités en rien je vous prie. Quand je vous ay mandé que Me du C. étoit la persone du monde avec laquelle il faisoit le mieux vivre je l'ay cru, je ne sçavois pas un mot de tout ce qui s'est passé avec König; enfin soit que vous fassiés je ne voudrois pour rien être la cause que vous vous fussiés déterminé à aller demeurer avec elle.
En voilà plus mon cher amy que vous n'en pouvés demander et plus que je n'en dirois à persone au monde. Car j'ay toujours de l'amitié pour Me du Chast. malgré ses Torts et ses folies. Adieu, bon soir, vous pourriés je crois prendre pour l'excuse avec elle que vous me demandés, qu'après toutes les histoires de Konig il ne vous convient pas d'y aller ou si vous trouvés cela trop dur jetté cela sur votre santé ou sur M. votre père.
De Paris 12 jan. 1740