1739-12-28, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à Johann Bernoulli.

Ie viens de receuoir, Monsieur, en arriuant à Bruxelles votre lettre du 16.
I'auois bien pressenti qu'il v͞s seroit impossible de me venir joindre à Paris, et ie v͞s ay escrit de la routte p͞r v͞s en marquer ma douleur. Il est vrai que dans les commencem͞s que ie parlai à mr de Maupertuis du désir que i'auois de v͞s auoir, ie comtois garder mr de Koenig jusqu'à pâques, mais c'est que dans ce tems là ie le croyois vn honnête homme, et i'ay été bien longtems sans vouloir perdre cette idée, mais il a tant pris de peine p͞r me prouuer qu'il auoit l'âme d'un laquais mal Eleué, qu'il a bien fallu le voir tel qu'il est. Cela est incroyable, et il est affligeant qu'un home qui a tant d'esprit et de connoissances soit si méprisable. Il est impossible que v͞s v͞s représentiés Monsieur l'indignité et la bassesse de ses procédés auec moi. I'en ay les preuues par escrit, car i'ay gardé toutes ses lettres, et ie v͞s assure que si votre laquais v͞s en Escrivoit de pareilles, v͞s le chasseriés come indigne de v͞s seruir, si v͞s ne le faisiés par mourir sous le bâton. Mr de Maupertuis peut àprésent se repentir auec justice de s'en être meslé. J'ay de quoy le perdre sans ressources dans l'esprit de ses parens s'ils sont honnêtes gens, et ie ne crois pas que dans une république où l'on a de l'honneur on voulût d'un pareil membre. Quoi qu'il en soit ie le méprise trop p͞r me donner la peine de lui nuire. Il m'a Eté très aisé de sentir que le fons de son aigreur venoit du refus que i'ay fait de le garder jusqu'à pasques, et il ne demandoit pas mieux ie crois que de rester tout à fait, mais ie començois à le connoitre trop bien p͞r en vouloir en aucune façon, et i'estois cependant encore bien loin de sauoir tout ce dont il étoit capable. Mr Cleraut, qui est de mes amis, et qui m'a même peutêtre quelqu’ obligation, a pris ce tems là p͞r le demander p͞r corespondant à l'académie, et l'on m'a mandé que s'il eût Eté possible de le refuser on l'auroit fait, tant on est indigné contre lui. Enfin Monsieur tout ce que i'ay Eprouué jusqu'à présent me prouue que les philosophes ne sont pas plus honnêtes gens que les autres, et cela est très afligeant, mais il est rare parmi les philosophes et parmi les gens du monde de trouuer un coquin (car c'est le mot quelque dur qu'il soit) tel que Koenig, mais c'est trop m'auilir que d'en parler et ce sera assurém͞t la dernière fois que ie prononcerai ou escrirai son nom.

V͞s aurés vûe Monsieur par la lettre que ie v͞s ay escrit du chemin que ie v͞s attendois auec impatience, mais cette impatience cède à votre santé et aux raisons que v͞s me mandés. Ie ne comtois pas quand ie v͞s proposois de venir que v͞s viendriés à cheval, ie comtois que ce seroit par des chariots de poste ou par des voitures publiques que v͞s feriés le voyage, et si cela se pouuoit et que cela pust accélérer votre arriuée, ie v͞s serois très obligée de les prendre, v͞s priant de ne point regarder à ce que cela poura coutter de plus. Du reste Monsieur la franchise de vos procédés auec moi ne me laissent nulle crainte, et ie n'ay point comté v͞s proposer vn Engagem͞t autre que volontaire quand ie v͞s ay parlé de trois ans. Ie ne veux auoir sur v͞s d'autres droits que ceux que l'amitié que v͞s prendrés à ce que i'espère p͞r moi pourra me donner, et v͞s serés toujours mon maitre et le vôtre. Ie sais combien les bons procédés et la sincérité peuuent sur un coeur bien fait, et ie crois être si sûr du vôtre que ie ne suis point du tout en peine de la façon dont v͞s penserés p͞r moi. Si v͞s voulés aller faire quelque tour à Basle ie n'y mettrai d'autre oposition que celle de la peine que ie sens que i'aurai à v͞s quitter. Voilà Monsieur la façon dont ie compte viure toute ma vie auec v͞s, et ie v͞s prie d'être persuadé que sur tout ie prendrai tous les arangem͞s qui pouront v͞s conuenir et v͞s prouuer le désir que i'ay de v͞s attacher à moi, et de mériter votre amitié.

Mr de Voltaire me prie de v͞s assurer qu'il sera raui d'auoir l'honneur de v͞s voir, et qu'il v͞s attend auec impatience.

P͞r moi Monsieur ie remets sur cela mes intérests entre vos mains, ie ne me plaindrai point du retard mais ie serai charmée quand ie pourai v͞s dire moimême à quel point ie suis, Monsieur, Votre très humble et très obéissante seruante

Breteüil du Chastellet

Permettés moi de faire mille complimens très humbles à mr votre père que ie remercie bien de l'honneur de son souuenir.