14 avril [1739]
Vous me faisiez des faveurs monsieur quand je vous payois des tributs.
Votre épître sur les gens qu'on respecte trop dans ce monde venoit à Cirey, quand mes rêveries sur l'homme et sur le monde alloient vous trouver à Montauban. J'avoue sans peine que mon petit tribut ne vaut pas vos présents.
Vous montrez avec plus de liberté encore qu'Horace
et c'est à vous monsieur qu'il faut dire
J'ignore quel est le duc assez heureux pour mériter de si belles épîtres. Quelqu'il soit je le félicite de ce qu'on luy adresse ce vers admirable:
Votre épître écritte d'un stile élégant et facile a baucoup de ces vers frappez sans les quels l'élégance ne seroit plus que de l'uniformité.
Que je suis bien de votre avis surtout quand vous dites
J'ay été inspiré un peu de votre génie il y a quelque temps en corrigeant une vieille tragédie de Brutus qu'on s'avise de réimprimer, car je passe actuellement ma vie à corriger. Il faut que je cède à la vanité de vous dire que j'ay employé àpeuprès la même pensée que vous.
Je fais parler ainsi le vieux président Brutus:
Plût à dieu monsieur qu'on pensast comme Brutus et comme vous! Il y a un pays, dit l'abbé de St Pierre, où l'on achète le droit d'entrer au conseil et ce pays c'est la France. Il y a un pays où certains honneurs sont héréditaires, et ce pays c'est encor la France. Vous voyez bien que nous réunissons les extrêmes.
Que reste t'il donc à ceux qui n'ont point cent mille écus d'argent comptant pour être maîtres des requêtes, ou qui n'ont pas l'honneur d'avoir un mantau ducal à leurs armes? Il leur reste d'être heureux, et de ne pas s'imaginer seulement que cent mille écus et un mantau d'hermine soient quelque chose.
Vous dites en baux vers monsieur:
Mais sauf votre respect je connais force petits qui en usent ainsi. Ce seroit alors ma foy que les grands auroient un terrible avantage s'ils avoient ce privilège exclusif.
Je vous le dis du fonds de mon cœur monsieur, votre prose et vos vers m'attachent à vous pour jamais. Ce n'est pas Des écussons de trois fleurs de lis qu'il me faut ny des masses de chancelier, mais un homme comme vous à qui je puisse dire
Je me flatte que nous ne serons pas toujours à six ou 7 degrez l'un de l'autre, et qu'enfin je pouray jouir d'une société que vos lettres me rendent déjà chère. J'espère aller dans quelques années à Paris. Madame la marquise du Chastelet vient de s'assurer une autre retraitte délicieuse, c'est la maison du président Lambert. Il faudra être philosophe pour venir là. Nos petits maîtres ne sont point gens à souper à la pointe de L'île, mais mr Lefranc y viendra.
J'entends dire que Paris à besoin plus que jamais de votre présence. Le bon goust n'y est presque plus connu, la mauvaise plaisanterie a pris sa place. Il y a pourtant de bien baux vers dans la tragédie de Mahomet second. L'auteur a du génie. Il y a des étincelles d'imagination, mais cela n'est pas écrit avec l'élégance continue de votre Didon. Il corrige àprésent le stile. Je m'intéresse fort à son succez, car en vérité tout homme de lettres qui n'est pas un fripon est mon frère. J'ay la passion des baux arts, j'en suis fou. Voylà pourquoy j'ay été si affligé quand les gens de lettres m'ont persécuté. C'est que je suis un citoyen qui déteste la guerre civile et qui ne la fais qu'à mon corps deffendant.
Adieu monsieur, madame du Chastelet vous fait les plus sincères compliments. Elle pense comme moy sur vous. C'est une dame d'un mérite unique. Les Bernouilli et les Maupertuis qui sont venus à Cirey en sont bien surpris. Si vous la connaissiez vous verriez que je n'ay rien dit de trop dans ma préface d'Alzire. C'est dans de tels lieux qu'il faudrait que des philosophes comme vous vécussent: pourquoi sommes nous si éloignés?
Consolez moi en aimant un peu votre très humble et très obéissant serviteur, votre partisan, votre ami
Voltaire