1738-12-04, de Françoise Paule Huguet de Graffigny à François Antoine Devaux.

Tu sautes de joye à la datte de cette lettre et tu dis, ah mon dieu elle est à Cirei et comment cela c'est il fait, par quel chemin, par quelle avanture?
Atans tu sauras tout. Hier mde de Lenoncour arrive pour diner au château de l'ennuy. Le premier compliment que je lui fais c'est de lui demander ses chevaux. Elle me les acorde. Je tremble de joye, la tête m'en saute. Je cours à mon écritoire comme si en t'écrivant tu le savois en même tems. Cependant je ne t'envoye pas ce chifon. J'ai pensé qu'il valoit mieux t'écrire ici qu'en recevant la letre avant de la lire tu aurois du plaisir. Enfin je n'ai pas dormi toute la nuit, tant j'étois transportée. J'ai envoyé hier un exprès à Ligny pour que le maitre de poste me renvoye tes lettres. N'en sois pas en peine. J'ai reçu à minuit celle de lundi, celle que tu avois adressés ici et deux du docteur dont je suis enchantée. S'il est de retour dis lui que je n'ai pas le tems de haszarder une lettre qu'il ne recevroit peutêtre pas et qui ne l'aprendrois rien. Je suis donc partie avant le jour. J'ai assisté à la toilette du soleil, j'ai eu un tems admirable, des chemins comme ceux d'été jusqu'à Iuoinville à la poussière près; mais on s'en passe bien. J'y suis arrivée à une heure et demie dans une petite chaise de madame, bonne, douce, un cocher excelent. Voilà le beau. Voici le laid. Les cochers m'ont dit qu'il leur étoit impossible d'aller plus loin. Que faire? J'ai pris la poste. Je suis arrivée à deux heures de nuit mourante de frayeur dans des chemins que le diable a fait horribles, pensant verser à tout moment, tripotant dans la boue, parce que les postillons disoit que si je ne desendoit ils me verseroit. Juge de mon étast. J'ai dis à du Bois, Panpan ne pense guère que je grimpe une montagne à pied à tâton. Enfin je suis arrivée. La Nimphe m'a très bien reçue. Je suis restée un moment dans sa chambre, je suis montée dans la mienne pour me décrasser. Un moment après arrive ton idole, un petit bougoir à la main comme un moine qui m'a fait mille caresses. Il a l'air d'être bien aise de me voir Jusqu'au transport. Il m'a baisé dix fois les mains, il m'a demandé de mes nouvelles avec un air d'intérest. Sa seconde question a été pour toi. Il en a parlé un quart d'heure. Il t'aime dit il de tout son coeur. Il m'a parlé de Demaret et de St Lambert. Enfin il s'en est alé pour me laisser t'écrire. Je t'ai écris. Bonsoir, la poste part cette nuit. Je prévois qu'après souper je serai trop près de mon lit pour ne pas m'y jeter, ainsi je t'écris d'avance. Je suis fatiguée à un point qu'il ne faut pas moins que Cirei et Voltaire pour me réveillier. Aideu mes chers ami, je vous embrasse et je n'aurois point de plaisir si vous ne le partagiez.

Je t'ai quitté pour m'habilier crainte que le souper ne sonne. Je n'entens rien, je vais encore te dire un bonsoir, car je ne saurois perdre de tems. Tu es étonné que je te dise simplement que la nimphe m'a bien reçue. C'est que je n'ai que cela à dire. Elle m'a d'abors parlé de ses procès, sans autres cérémonie. Son quaquet m'a bien étonné. Je ne m'en souvenois plus. Elle parle extrêmement vite et comme je parle quand je fais la française. Tu vois que je corrige ce mot là, ce seroit un soléssisme ici de l'écrire autrement. Elle parle comme un ange, c'est ce que j'ai reconu. Elle a une robe d'indiene, un grand tablié noir. Ses cheveaux noir très longs, relevé par derière Jusqu'au haut de sa tête et bouclés comme on fait au petis enfans. Cela lui sied fort bien. Comme je n'ai encore vu que la parure je ne te parle que de cela. Pour ton idole je ne sais s'il s'est poudré pour moi mais il est étalé comme il seroit à Paris. Le bonhomme part demain pour Bruxele. Nous voilà à trois et personne n'en pleurera. C'est une confidence que nous nous sommes déjà faite. Oh ma foi je ne sais que cela et ce n'est pas mal, car il n'y a pas deux heures que je suis arrivée. Avoue que je suis bien jolie de t'écrire. Mais c'est pour vous deux le d . . . . Au moins s'il est arrivé embrace le pour moi, mais à la lettre. Je passerai demain mes heures de retraite à lui écrire et à répondre à ses lettres qui par avance m'ont fait un plaisir plus grand que Cirei.

Voilà le petit Trichateau qui m'envoye comp[limenter] et me prier de l'aler voir parce qu'il a la go[utte].

Je disois donc que ses lettres m'ont fait plus plaisir que Cirei. Cependant mon ami je suis bien aise d'y être, mais mon coeur va devant et encore devant car je t'avoue tout. J'ai lu hier avant de me coucher les grandes lettres du d . . . et je ne fis que regarder le ton des tienes. Il m'a paru excelent. Je me couchai. Je les ai lues ce matin au lever de l'aurore. Je suis sensible au chagrin mais j'ai la même sensibilité pour la satisfaction de l'âme et du coeur. J'ai senti jusqu'au beau jour, Jusqu'au plaisir d'être encore menée par de nos gens. Cette livrée que je vois probablement pour la dernière fois m'a un peu fait faire hum hum. Enfin il me semble que je serai plus à vous autres ici qu'où j'étois, que je vous serai plus aimable et j'en sens déjà tout le plaisirs. Bonsoir mon Penpichon, mon cher ami. Je t'embrasse mille fois.