1738-10-13, de Jean Jacques Lefranc, marquis de Pompignan à Voltaire [François Marie Arouet].

Je reçois, Monsieur, avec une extrême reconnaissance, les Eléments de la philosophie de Nevton que Monsieur Thiérot m'a envoyés de votre part.

J'en commence aujourd'hui la lecture avec toute la prévention que l'on doit avoir pour tout ce qui vient de vous. Je ne doute pas que vous n'ayés rempli parfaitement l'objet que vous vous êtes proposé, qui est de mettre les sistèmes du philosophe anglois à la portée de tout le monde. Presque tous les savants méprisent ou ignorent l'art de se rendre intelligibles.

Le Jargon des sciences est rebutant et c'est par là qu'elles deviennent inutiles à la plu-part des hommes. Je ne sais, Monsieur, si je suis trop prévenu en faveur de la poésie mais il me semble qu'un génie vraiment poétique serait plus propre qu'un autre à donner de l'ordre et de la clarté aux matières les plus abstraites. Vous relevez avec bien de la justesse dans votre avantpropos à Madame la Marquise du Chastelet les avantages infinis que certains talens donnent aux sciences. On regardera toujours Descartes et Nevton comme deux grands génies. Mais ils auraient eu les connaissances qui ont distingué Aristote dans tous les genres de sciences et de littérature, leurs écris en seraient peut-être mieux digérés, mieux entendus, plus goûtés et par conséquent plus admirables. Les épines dont la philosophie a été hérissée jusqu'à présent, si nous en exceptons les excellens mémoires de l'Académie des sciences, l'ont rendue presque inaccessible. Il serait temps de l'humaniser en simplifiant Les idées et en lui prêtant les grâces du langage. Vous l'avez entrepris, Monsieur, et personne n'est plus capable que vous d'y réussir. Les Français vous devront de connaitre Nevton et Nevton vous aura l'obligation d'être lu des Français. Je serai fort aise en mon particulier de devenir Nevtonien de votre façon. Voilà dans quelles dispositions je commence la lecture de vos Elements. Je vous prie d'être bien persuadé que j'ai pour vous tous les sentiments d'estime qui vous sont dûs. Je ne sais pas par quelle fatalité je n'ai pû vous les témoigner encore aussi particulièrement que je le fais aujour-d'hui. Pourquoi faut-il que les arts, les talens et les sciences ne soient pas toujours unis entre eux par les liens de la concorde et de l'amitié? Je suis si convaincu de votre façon de penser à cet égard que j'ai une véritable joye de commencer avec vous une liaison qui finira sans doute par des sentiments plus intimes. Je n'attribue qu'à des causes étrangères, dont j'étouffe le souvenir, les raisons qui m'ont empêché de vous témoigner plutôt combien j'ai l'honneur d'être, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

Lefranc