1738-08-28, de Prosper Marchand à Voltaire [François Marie Arouet].

Je ne reçois que dans ce moment, Monsieur, votre Lettre dattée du 15 & puis du 12 de ce Mois; & je vous avoue fort naturellement que j'en suis extrémement choqué; 1. parce que vous m'y attribuez une de ces misérables Rhapsodies aux quelles il n'y a guères que des Avanturiers affamez qui travaillent ici; & 2. parce que, sans me connoitre, vous me taxez très injustement de vous y avoir injurié, et de vous y avoir autrefois attribué un Ouvrage seul capable de vous perdre: deux Imputations aussi fausses qu'injurieuses, & moralement opposées à mon génie et à mon caractère.

Je ne sai par quel hazard mon Nom peut être parvenu jusques à vous, Monsieur. Mais, puisque vous le connoissiés, l'Equité naturelle demandoit de vous, qu'avant que de me charger si légérement de pareilles Accusations, vous vous informassiés si elles étoient fondées. Vous eussiés sans doute appris, que non; que je n'ai le Cœur, ni assez mauvais, ni assez lâche, pour servir les Passions et la Vengeance de qui que ce fût, fût-il Prince, et me païât-il avec Profusion, contre aucune Personne du Monde, à plus forte raison contre vous, Monsieur, qui vous êtes si fort distingué dans la République des Lettres; et qu'uniquement occupé de tout autres Etudes, auxquelles je me suis attaché depuis longtemps, quand bien même, j'aurois eu la mauvaise volonté de vous désobliger, je n'en aurois pas eu le Loisir. Soïez donc bien persuadé, Monsieur, que je n'ai absolument aucune Part aux Invectives dont vous vous plaignez, que je ne suis nullement capable d'un pareil Excès, & que je ne connois pas même les Lédets, qui les ont imprimées, & probablement fait composer, et de l'Ingratitude desquels vous vous plaignez si vivement.

Si les Choses sont ainsi que vous me les contez, je ne saurois trop les blâmer: mais, si elles sont telles qu'ils les débitent, je ne saurois trop les plaindre. Quoi qu'il en soit, leur commerce ne sauroit manquer d'en souffrir beaucoupL & peut-être eût il beaucoup mieux vallu pour eux, que vous ne leur eussiés point fait un pareil Présent, que de vous voir favoriser à leur Préjudice la Contrefaçon ou la nouvelle Edition de Paris, qui ne peut que faire un grand tort à la leur.

Quelque mécontent que je sois de me voir si mal-à-propos impliqué dans un différent, que je ne connois qu'en gros et par le Bruit public, si j'avois la moindre Liaison avec ces Libraires, je me ferois un vrai Plaisir de leur écrire ou de leur parler de votre part, et de les porter à vous donner Satisfaction. Mais, ne les connoissant nullement, je ne puis pas même avoir l'Agrément de vous témoigner simplement par-là, que je suis, Monsieur, Votre très humble et très obéissant Serviteur,

Prosper Marchand

Je ne sai si je mets bien votre Adresse; mais, il m'a été impossible de lire distinctement le Nom du Lieu de votre Séjour.