à Cirey, ce 3 novembre 1737
N'osant vous écrire par la poste, je me sers de cet homme qui part de Cirey et qui se charge de ma lettre.
Croiriez vous bien que la plus lâche et la plus infâme calomnie qu'un prêtre puisse inventer a été cause de mon voiage en Hollande? Vous avez été avec plusieurs honnêtes gens enveloppé vous même dans cette calomnie absurde dont vous ne vous doutez pas. Il ne m'est pas permis encor de vous dire ce que c'est. Je vous demande même en grâce mon cher amy au nom de la tendre amitié qui nous unit depuis plus de 20 ans et qui ne finira qu'avec ma vie de ne paraitre pas seulement soupçonner que vous sachiez qu'il y a eu une calomnie sur notre compte. Ne dites point surtout que vous ayez reçu de lettre de moy. Cela est de très grande conséquence. Il vous paraîtra sans doute surprenant qu'il y ait une pareille inquisition secrette, mais enfin elle existe, et il faut que les honnêtes gens, qui sont toujours les plus faibles, cèdent aux plus forts. J'avois voulu vous écrire par mr l'abbé du Renel, qui est venu passer un mois à Cirey, et je ne me suis privé de cette consolation que parce qu'il ne devoit retourner à Paris qu'après la st Martin. Mon cher Tiriot quand vous saurez de quoy il a été question, vous rirez et vous serez indigné à l'excez de la méchanceté et du ridicule des hommes. J'ay bien fait de ne vivre que dans la cour d'Emilie, et vous faites très bien de ne vivre que dans celle de Pollion.
Je lus il y a un mois le petit extrait que mademoiselle des Hayes avoit fait de L'ouvrage de L'Euclide Orphée, et je dis à madame du Chastelet, je suis sûr qu'avant qu'il soit peu, Pollion épousera cette muse là. Il y avoit dans ces trois ou quatre pages une sorte de mérite si peu commune, et cela joint à tant de talents et de grâces fait en tout une personne si respectable qu'il étoit impossible de ne pas mettre tout son bonheur et toute sa gloire à l'épouser. Que leur bonheur soit public mon cher amy et que mes compliments soient bien secrets je vous en conjure. Je souhaitte qu'on se souvienne de moy dans votre temple des muses. Je veux être oublié par tout ailleurs.
Je viens de lire les paroles de Castor et Pollux. Il est plein de diamants brillants, cela étincele de pensées et d'expressions fortes. Il y manque quelque petite chose que nous sentons bien tous, et que L'auteur sent aussi, mais c'est un ouvrage qui doit faire grand honneur à l'esprit de l'auteur. Je n'en sais pas le succez. Il dépend de la musique et des fêtes, et des acteurs. Je souhaiterois de voir cet opéra avec vous, d'en embrasser les auteurs, de souper avec eux et avec vous mon cher amy, si je pouvois souhaiter quelque chose. Mais mon petit paradis terrestre me retiendra jusqu'à ce que quelque diable m'en chasse.
Vous savez peutêtre que le seul vrai prince qu'il y ait en Europe nous a envoyé dans notre Eden, un petit ambassadeur qu'il qualifie de son amy intime, et qui mérite ce titre. Les autres rois n'ont que des courtisans, mais notre prince n'aura que des amis. Nous avons reçu celuy cy comme Adam et Eve reçoivent l'ange dans le paradis de Milton, à cela près qu'il a fait meilleure chère, et qu'il a eü des fêtes plus galantes. Notre prince devient tous les jours plus étonnant, c'est un prodige de talents et de vraye vertu. Je crains qu'il ne meure. Les hommes ne sont pas faits pour être gouvernez par un tel homme. Ils ne méritent pas d'être heureux. Il m'envoye quelquefois de gros paquets qui sont six mois en route, et qui probablement arriveroient plustôt s'ils passoient par vos mains. Je voudrois bien que vous fussiez notre unique correspondant. Je me flatte que dans peu il me sera permis d'écrire librement à mes amis. Le nombre ne sera pas grand, et vous serez toujours à la tête.
Vous devriez bien aller voir mes nièces, qui ont perdu leur père. Vous me feriez grand plaisir de leur parler de leur oncle le solitaire (sans témoins s'entend). Il y a là une nièce aînée qui est une élève de Ramau, et qui a l'esprit aimable. Je voudrais bien l'avoir auprès de moy, aussi bien que sa sœur. Vous pouriez leur en inspirer l'envie. Elles ne se repentiroient pas du voiage. Elles demeurent à présent dans votre voisinage chez madame Pagnon, rue des 2 boules.
Ecrivez moy à m r Dartigni, négociant à Bar le Duc, sans autre enveloppe, sans autre adresse. Faites mettre seulement le dessus par une autre main et ne chachetez point avec votre cachet ordinaire car je vous avertis que depuis un an on ouvre touttes vos lettres à la poste. L'adresse que je vous donne est sûre. Le chemin est un peu plus long, mais il vaut mieux prendre ce détour puisque c'est l'unique moyen de s'écrire en liberté.
Mandez moy donc des nouvelles de votre santé, de vos plaisirs, de tout ce qui vous regarde, et de nos amis, que j'embrasse en bonne fortune. Adieu mon très cher amy que j'aimeray toujours.