1736-04-04, de Paul Desforges-Maillard à Voltaire [François Marie Arouet].
Non loin de ces bors fameux,
Où, la tête la première,
Un Berger trop amoureux
Se jeta dans la rivière,
Transplanté sous ces Climats,
J'ai vû les tristes frimats,
Déorer ces rivages;
Et vainqueur des noirs orages,
J'ai vû le Dieu des Saisons,
Faire ondoyer sur ces plaines,
L'or mobile des moissons,
Les cadets des Aquilons,
Y promenant leurs haleines.
De la plus pure Amitié
Intime Dépositaire,
Dans ces Lieux où m'a lié
Un caprice volontaire,
Tu me plaindrois, cher Voltaire,
Tu me plaindrois, si tu n'as
Au moins un cœur de panthère,
Au récit disgrâcieux
De mon tracas ennuyeux,
Peu conforme au caractère
D'un disciple d'Apollon.
Grands Dieux! qu'il me paroît long
Ce dur travail du Dixième!
J'appartiens tout au public,
Mai à lui, malgré lui même,
Il croit voir un Basilic,
Quand je suis sur ses domaines,
Quoique mes soins les plus chers
Soient de modérer ses peines,
Et mes offices divers
Sont bénis par anathème.
L'un m'oppose qu'il n'a rien,
L'autre dit que de son bien,
Le prince emporte la crême,
Et le jure par sa foi.
Car quoiqu'on dise de bouche,
Notre fortune est au Roi,
Dont nous respectons la loi,
Chacun tremble qu'il n'y touche.
Voltaire, illustre Mortel,
La bénigne main du ciel
Te fit, en te faisant naître,
Le présent essentiel
D'assez de bien, pour bien étre.
Au moment qu'elle y joignit
Le feu de ton rare esprit,
Elle fut si libérale,
Que je m'étonne comment
Il peut trouver logement
Dans ta glande pinéale.
Il manquoit à ton bonheur
Qu'un tempérament meilleur
Eût étayé ta machine;
Mais de ton fragile corps,
L'hôtesse illustre et divine
Habite en une cassine,
Dont, à juger par dehors,
L'architecture est si fine,
Qu'il semble, qu'au moindre effort,
Du plus doux enfant du Nord,
Tout doit tomber en ruine.
C'est pour eux, et non pour nous,
Que les Immortels jaloux
Ont fait la béatitude;
Nous n'avons que les désirs,
Et souvent l'inquiétude
Nait du centre des plaisirs.
Quelque peine que l'on mette,
A reboucher le tonneau;
Par quelque fente secrette,
Il perd toujours un peu d'eau.
Brûlé par l'impatience,
Le plus content fait des voeux;
Heureux le mortel qui pense,
Etre le moins malheureux!
Dans un immense fluide,
Chacun a son tourbillon,
Qu'emporte un effort rapide,
Le hazard lui sert de guide,
Et commence le sillon.
C'est là, qu'ont leur origine
Les tristes aversions,
Les douces affections,
Et du goût qui nous domine,
L'attrait et les passions.
Le mal, où l'âme est encline,
A sa source dans l'humeur,
On réforme peu son coeur
L'esprit en vain s'en afflige,
Il gronde, il prouve, il s'érige
En solide Directeur;
Mais, c'est beaucoup, s'il corrige
Quelquefois l'extérieur,
Et quand sur soi l'on raisonne,
L'on sent dans l'intérieur,
Qu'on est la même personne,
Que couvre un masque imposteur.
Ce n'est point encor l'étude,
Mais le goût et l'habitude
Qui forment les vertueux.
Il est des coeurs que les cieux,
Font d'une pâte si douce,
Qu'ennemis des vicieux,
Sans contrainte et sans secousse,
Vers le bien l'instinct les pousse;
Nul transport impétueux,
Nul désir tumultueux
Ne les trouble dans leur sphère.
Philosophes doucereux,
De la sagesse amoureux.
Et tout mouvement contraire
Seroit un tourment pour eux.
Sous la pointe des cilices,
Dans nos plaisirs et nos jeux,
Dans nos vertus et nos vices,
Nous sommes voluptueux.
Involontaires complices,
Du mal qui nous fait la loi,
Un certain je ne sçais quoi
Nous appelle, nous invite,
Et, comme la calamité,
Nous cole bientôt à soi.
Le penchant a plus de force
Dans la saison des beaux jours,
Quand la fuite des Amours
Ne nous laisse que l'amorce
Des jeux qu'on trouva trop courts,
On fait sur soi des retours.
Quoiqu'on tente, ou qu'on s'efforce,
On ne change que l'écorce,
La sève reste toujours.
C'est un trouvillon qui roule,
Sans pouvoir être arrêté,
C'est un fier torrent qui coule
Toujours du même côté.
Combien de fois dans ma vie,
J'ai dit renonçons, mon coeur,
A la terrestre folie!
Ce monde est un séducteur,
Boira tu jusqu'à la lie
Sa vaine et folle douceur?
Dans mon saint enthousiasme
Je crois être refondu,
Et mon dévot pléonasme
Gémit sur le temps perdu.
Le moment est il propice,
Aussi tôt le pied me glisse,
Tout mon zèle est morfondu,
Dans mon cerveau confondu,
Les mêmes esprits s'épanchent,
Et mon coeur vole éperdu,
Où mes affections panchent.
Mais puisqu'insensiblement,
J'ai commencé la peinture,
D'un coeur qui t'est constament
Dévoué, je te l'assure,
Ami, je vais essayer,
Au péril de t'ennuyer,
D'y joindre l'enluminure.
Je ne suis point débauché,
Ny dévot outre mesure,
J'aime la simple Nature,
Et mes vers m'ont ébauché.
Du vrai seul je suis touché,
Mon discours est sans parure,
Si je suis bientôt fâché,
Jamais mon courroux ne dure.
Je suis véritable et franc,
Et pour un homme que j'aime,
Je prodiguerois mon sang.
Souvent ma bile est extremme,
Contre les vice du temps.
La Vanité, l'injustice,
La Dureté, l'avarice,
Sont à mes yeux des Titans.
Mais tout se passe au dedans.
Faut il que je m'en afflige,
S'ils ne se corrigent pas,
Hélas à quoi sert, me dis-je,
Mon Misantrope embarras?
Quel effet peut il produire?
Dieu me garde de leur nuire.
Peutétre aussi qu'à leurs yeux,
Je parois valoir moins qu'eux.
L'immortel voulut écrire
Nos défauts sur notre dos.
Nous ne pouvons point y lire,
Et c'est sans doute à propos.
Si l'animal qui raisonne,
Et souvent raisonne mal,
Si ce bizarre animal
Connoissoit en sa personne,
Tout ce qu'il voit en autrui;
A soi même épouvantable,
Il auroit horreur de lui,
Sa figure insupportable
Le feroit mourrir d'ennui.
Je ne veux point étre dupe
Quoique désintéressé,
Jamais le jeu ne m'occupe,
Je m'y trouve déplacé.
Si, du Dieu de la vendange,
J'aime le jus velouté,
C'est, pourvû qu'il ne dérange
La raison, ny la santé.
Ce jus des Bretons vanté,
Tirant de la léthargie
La sombre société,
Prête à la mélancolie,
Les bons mots et la guayté.
L'Amour m'eût vû dans ses chaines
Languir éternellement,
Si je n'avois craint ses peines,
Et si le raisonnement
N'eût un peu serré les resnes
A mon vif tempérament.
Les périls où l'on s'expose,
Un espoir souvent trompeur,
Et l'épine m'a fait peur,
La main même sur la rose,
Moins retenu, j'en conviens,
(Mon regret est extrême)
Par le désir des vrais biens,
Que par l'amour de moi même.
Né misantrope et rêveur,
Je suis de ma folle humeur
Le reflus périodique.
Mon esprit philosophique
Sujet aux abstractions,
Se consume, s'alambique,
S'égare en réfléxions.
Le long des bords où serpente
L'onde claire du Lignon,
J'allois, et mon âme errante
S'affranchissant du limon,
Perçoit la voûte brillante
De la haute Région,
Et l'imagination
Orgueilleuse, indépendante,
M'enlevoit fier Ixion,
Sur son aîle triomphante.
Là mon sublime Avertin
Sur les fortunes des hommes,
Interrogeoit le Destin.
J'admirois comment nous sommes
Sur ce globe raboteux,
Les uns maîtres fastueux,
Nez au sein de l'opulence,
Les autres dans l'indigence,
Esclaves nécessiteux.
Je cherchois dans le mérite,
Sur cette inégalité,
Quelque probabilité.
Vain travail, folle poursuite,
Je trouvois que les plus grands,
Que ceux qu'on traite d'insignes,
Etoient d'insignes brigans,
Traîtres, superbes, méchans,
Infidèles, et très dignes
De ramper aux derniers rangs.
La voix de la destinée
Interrompant mes propos,
Vint à mon âme étonnée
Se faire entendre en ces mots,
Que l'un et l'autre pôle
Répétèrent les echos.
Celui qui d'une parole
Développa le cahos,
Et tira de ses entrailles
Les cieux, la terre et les flots
Qui lui servent de Murailles;
Et dans la nuit de son sein
Peut d'un clin d'oeil dès demain
Les ensevelir encore,
Ce Dieu que tout homme adore,
Pour rétablir ici bas
Ceux qu'à chaque instant dévore
L'insatiable Trépas,
Souffle d'âmes immortelles
Un nombre prodigieux,
Qui volent à tire d'aîles,
Sous l'immensité des cieux,
Elles errent dispersées,
Inquiètes, et pressées
Des désirs impatiens,
De se voir bientôt placées,
Dans les embrions récens.
Le hazard fait entrer l'une,
Dans le fétus d'un Seigneur;
L'autre va, d'un laboureur,
Animer la chair commune.
L'une occupe par bonheur
L'enveloppe d'un hermite,
L'autre affreusement habite
Le sombre étui d'un voleur,
Ou d'un perfide hipocrite;
Selon que sont composez
Leurs organes disposez
Au mérite ou démérite.
Et telle a trouvé son gite
Dans le corps de quelque grand
Qui logeoit plus tard venue,
Ou plûtôt, d'un seul instant,
Sous la fangeuse étenduë,
De la masse individuë,
Où s'emboite son valet,
Ou dans un moindre sujet.
Apprenez moi, grands du Monde,
Atomes impérieux,
L'inconnu motif qui fonde
Votre orgueil injurieux.
Comme les humains vulgaires,
Vous vous devez à la mort.
Vous tenez des mains du sort,
Vos grandeurs imaginaires,
Et rien, du titre réel
Du mérite personnel.
Insensez, juges iniques,
Nous osons, des animaux
Mépriser les Républiques.
Amis, compagnons, égaux,
Le coeur les unit ensemble.
Entre eux nulle primauté,
Le goût de la liberté
Les disperse et les assemble.
De semblables alimens
Servent à leur nouriture,
Et la prudente Nature
Pourvût à leurs vêtemens.
Le gay retour du printemps,
Qui tapisse de verdure
Les bois, les prez, tous les ans,
Leur rend leurs ameublemens.
Ils sentent, que pour l'usage
Le ciel leur donna des piez.
Foibles humains, qui croyez
Avoir chacun en partage,
Le sens de l'Areopage,
Si, dans un Bois, vous voyez,
Sur des branchages liez,
Deux Loups en porter un autre,
Qu'est-ce que vous penseriez?
Ce tableau seroit le vôtre;
Cependant vous en ririez,
Et vous divertiriez
De cette farce connue,
Vous perdant toujours de vûe.
Les animaux dégagez
Des craintes, des préjugez,
Vivent dans un doux commerce,
Et leur tendre instinct exerce
Des soins par nous négligez.
Nous en dépeuplons la terre
Nos besoins accumulez,
Nos appétits déréglez
Leur ont déclaré la guerre.
Nous écorchons les taureaux
Nez pour sillonner la plaine
Nous dépouillons de leur laine
Les Nourices des agneaux.
Nous ôtons aux vermisseaux
La toison renouvellée
Et qu'eux mêmes ont filée.
Les Daims, les Cerfs, les castors
Attaquez dans leurs tanières,
De nos fureurs meurtrières,
Ont éprouvé les efforts.
Que ne pouvons nous entendre
Le cerf réduit aux abois!
Homme, qui viens nous surprendre,
Dans le silence des bois,
D'où part, diroit il, la rage
Qui t'anime contre nous?
T'avons nous fait quelque outrage,
Qui mérite ton courroux?
Nous n'allons point dans tes villes,
De tes voluptez tranquiles
Interrompre les secrets:
Pourquoi trouble tu la paix,
De nos ténébreux aziles?
Notre mort sert à tes jeux;
Un amusement bizarre
Contre nos jours malheureux
Arme ta rigueur barbare.
Grands et merveilleux loisirs!
Digne d'une âme immortelle.
Ah! ta Raison, si c'est elle
Qui te dicte ces plaisirs,
Est bien folle ou bien cruelle.
Tu te nommes nôtre Roi?
C'est ta main qui te couronne?
Est-ce à des Tirans qu'on donne
Un nom qui porte avec Soi
La douceur et la justice,
La vertu, l'horreur du vice,
La candeur, la bonne foi?
Pourquoi ton coeur plus sauvage
Que le Tigre dont l'image
Te transit même d'effroi,
Pourquoi donc ce coeur peu sage,
Dont le superbe langage
Veut que nous vivions sans loi,
Fait il d'un cruel carnage
Son unique et cher employ?
Laisse au fond de leurs retraites,
Mourir d'innocentes bêtes,
Qui n'ont pas besoin de toi.
Ainsi la philosophie
Me dérobe des momens,
Et dans la misantropie
Trouve ses amusemens.
Si d'une plus douce vie
Je goûtois la liberté
J'aurois autrement monté
Les ressorts de mon génie;
Et sur un gracieux ton,
Réjoui cette contrée,
Du récit des feux d'Astrée,
Et du berger Céladon.
Le Rossignol à l'ombrage
S'entretient de leurs plaisirs,
Tout en retrace l'image
Et les folâtres Zéphirs
Qui badinent avec flore,
Y sont échauffez encore
Du brasier de leurs soûpirs.
Le lit de fleurs qu'ils foulèrent,
Y conserve tous les ans,
L'empreinte qu'ils y laissèrent,
Quand les jeux les relevèrent
Toujours tendres et constans.
Ces deux âmes se pigeonnent
Parmi les rameaux fleuris
Les biens qu'elles se friponnent,
Leurs caresses sont d'un prix
A faire expirer d'envie,
Si les Dieux perdoient la vie,
La pétillante Cypris.
Quand le printemps se ranime
Elle y voit sur ce gazon
Plus d'une jeune victime,
Que le brûlant Cupidon
Immole à feu Celadon.
Aminte plus froid qu'un Marbre,
Vit l'autre jour et baisa
Leurs noms gravez sur un arbre,
Et son âme s'embrasa.
Tout respire la tendresse
Sur ces rivages chéris,
Et la fringante jeunesse
Y fait voltiger sans cesse,
Les jeux, la Danse et les Ris.
Jamais l'Amour n'y sommeille,
Sa vivacité réveille
Les coeurs les plus assoupis.
Vien, Voltaire, sur ces Rives,
A la douceur de tes sons
Les Bergères atentives
Y rediront tes chansons.
Là dans un loisir champêtre,
Par de beaux yeux échauffé,
Ton goût y fera renaître
Les jours charmans de d'Urfé.

Sur votre lettre de Vassy en Champagne, Monsieur, je m'étois proposé de lier un commerce épistolaire avec vous, pendant que je serois dans le Forez, et de vous faire part de mes poëtiques nouveautez à la charge d'autant, comme vous me l'aviez promis. Je me figurois que le travail et le loisir devoient étre entrelassez dans mon nouveau genre de vie. Je me trompois du tout au tout. Les indispensables, pénibles et continuels embarras du dixième m'ont entièrement occupé. Je n'ay point fait de vers. Point fait de vers dans le païs d'Astrée, le croiriez vous? à l'exception de deux ou trois chansons galantes, que l'Amour lui même m'a Escroquées.

Il y a environ quatre mois que je fis les trente premiers vers de l'Epitre que j'ay l'honneur de vous adresser. Les embarras m'inondant de tous côtez, je fus obligé de demeurer en chemin. Depuis quinze jours, cet essai m'étant tombé sous la main et les idées s'enfilant d'elles mêmes, je me suis vû à la fin d'une lettre qui vous paroitra peutétre extremmement longue, et qui ne le seroit pas, si c'étoit vous qui l'eussiez maniée. Vous y trouverez des jeux de fantaisie assez singuliers. Je me suis abandonné à mon humeur, fondé sur ce précepte d'Horace, un de nos meilleurs casuistes,

pictoribus atque poetis
quidlibet audendi semper fuit œqua potestas.

Le Forez dont m. D'Urfé nous a laissé dans son Roman d'Astrée une peinture si belle et si gracieuse, doit beaucoup à l'imagination de l'Auteur. Cependant le pays est beau. Une plaine charmante y forme une arène d'une prodigieuse étendue. Une chaîne de montagnes très Elevées lui sert d'amphithéâtre. Les prairies, les guerets, les nappes d'eau, mêlez au hazard offrent dans le lointain une espèce de parquet sans simetrie, dont la vûe est agréablement amusée. Montbrison, la capitale de la province, est située au fond de ce bassin. La ville est petite, les Edifices y sont très peu de chose. Elle est inégalement coupée par un gros ruisseau, à qui les forisiens ont donné par vanité le nom de rivière. Il y a dans cette ville nombre de très jolies femmes, aimables de figure, polies par instinct et galantes par tempérament. Je ne vous en dis pas davantage; si je vous peignois ces yeux dont un seul regard pourroit faire descendre le Stilite du haut de cette colonne où il vivoit de la grâce, vous prendriez la poste et vous galopperiez sans relâche, au hazard d'une pleurésie. Je serois charmé cependant que vous fussiez ici en bonne santé, mais peutêtre Céladon parisien, languissez vous entre les bras de quelque Astrée qui vous ennivre de faveurs,

quœ Venus
quintâ parte sui nectaris imbuit.

J'espère avoir l'honneur de vous voir à Paris dans deux ou trois mois, et de vous dire de bouche que je suis avec une sincère et respectueuse considération,

Monsieur,

Votre trés humble et très obéissant serviteur

Desforges Maillard