A Cirey en Champagne ce 25mars 1736
Vous me mandez, monsieur, qu'on vous donnera des lettres de grâce, qui vous rétabliront dans votre maîtrise en cas que vous disiez la vérité qu'on exige de vous sur le livre en question, ou plutôt dont il n'est plus question.
Un de mes amis très connu, ayant fait imprimer ce livre en Angleterre uniquement pour son profit, suivant la permission que je lui en avais donnée, vous en fîtes de concert avec moi une édition en 1730.
Un des hommes des plus respectables du royaume, savant en théologie comme dans les belles lettres, m'avait dit en présence de dix personnes chez madame de Fontaine-Martel, qu'en changeant seulement vingt lignes dans l'ouvrage, il mettrait son approbation au bas. Sur cette confiance je vous fis achever l’édition. Six mois après j'appris qu'il se formait un parti pour me perdre, & que d'ailleurs m. le G. D. S. ne voulait pas que l'ouvrage parût. Je priai alors un conseiller au parlement de Roüen de vous engager à lui remettre toute l’édition. Vous ne voulûtes pas la lui confier, vous lui dîtes que vous la déposeriez ailleurs, & qu'elle ne paraîtrait jamais sans la permission des supérieurs.
Mes alarmes redoublèrent quelque temps après, surtout lorsque vous vîntes à Paris. Je vous fis venir chez m. le duc de Richelieu, je vous avertis que vous seriez perdu si l’édition paraissait, & je vous dis expressément que je serais obligé de vous dénoncer moi même. Vous me jurâtes que vous aviez besoin de 1500 livres; je vous les fis prêter sur le champ par le sieur Paquier, agent de change, rue Quincuempoix, & vous renouvelâtes la promesse d'ensevelir l’édition.
Vous me donnâtes seulement deux exemplaires, dont l'un fut prêté à madame de … & l'autre tout décousu fut donné à F. libraire, rue ….. qui se chargea de le faire relier pour M…… à qui il devait être confié pour quelques jours.
F. par la plus lâche des perfidies, copia le livre toute la nuit avec R. petit libraire d… & tous deux le firent imprimer secrètement. Ils attendirent que je fusse à la campagne à soixante lieues de Paris pour mettre au jour leur larcin. La première édition qu'ils en firent était presque débitée, & je ne savais pas que le livre parût. J'appris cette triste nouvelle & l'indignation du gouvernement. Je vous écrivis sur le champ plusieurs lettres, pour vous dire de remettre toute votre édition à m. Rouillé, & pour vous en offrir le prix. Je ne reçus point de réponse. Vous étiez à la Bastille. J'ignorais le crime de F. Tout ce que je pus faire alors, fut de me renfermer dans mon innocence, & de me taire.
Cependant R. ce petit libraire, fit en secret une nouvelle édition, & F. jaloux du gain que son cousin allait faire, joignit à son premier crime celui de faire dénoncer son cousin R….. Ce dernier fut arrêté, cassé de maîtrise, & son édition confisquée.
Je n'appris ce détail que dans un séjour de quelques semaines, que je vins faire malgré moi à Paris pour mes affaires.
J'eus la conviction du crime de F. J'en dressai un mémoire pour m. Roüillé. Cependant cet homme a joui du fruit de sa méchanceté impunément. Voilà tout ce que je sais de votre affaire. Voilà la vérité devant dieu & devant les hommes. Si vous en retranchiez la moindre chose, vous seriez coupable d'imposture; vous y pouvez ajouter des faits que j'ignore; mais tous ceux que je viens d'articuler sont essentiels. Vous pouvez supplier votre protecteur de montrer ma lettre à monseigneur le garde des sceaux; mais surtout prenez bien garde à votre démarche, & songez qu'il faut dire la vérité à ce ministre. Pour moi, je suis si las de la méchanceté & de la perfidie des hommes, que j'ai résolu de vivre désormais dans la retraite, & d'oublier leurs injustices & mes malheurs.
A l’égard d'Alzire, c'est au sieur Desmoulins qu'il faut s'adresser. Je ne vends point mes ouvrages, je ne m'occupe que du soin de les corriger; ceux à qui j'en donne le profit s'accommoderont, sans doute, avec vous. Je suis entièrement à vous,
Voltaire