1735-12-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Je n'ay jamais mon cher amy parlé de l'abbé Prevost que pour le plaindre d'avoir une tonsure, des Liens de moine honteux pour l'humanité, et de manquer de fortune.
Si j'ay ajouté quelque chose sur ce que j'ay lu de luy, c'est aparemment que j'ay souhaité qu'il eût fait des tragédies, car il me paraît que le langage des passions est sa langue naturelle. Je fais une grande différence entre luy et l'abbé des Fontaines. Celuy ci ne sait parler que de livres, ce n'est qu'un auteur et encor, un bien médiocre auteur, et l'autre est un homme. On voit par leurs écrits la différence de leurs cœurs, et on pouroit parier en les lisant que L'un n'a jamais fait que foutre de petits garçons, et que l'autre est un homme fait pour l'amour. Si je pouvois rendre service à l'abbé Prevost du fond de ma retraitte il n'y a rien que je ne fisse, et si j’étois assez heureux pour revenir à Cirey en sûreté, je tâcherois de l'y attirer.

Dans la douleur dont j'ay le cœur percé, il m'est bien difficile, mon amy, de songer à Samson. Je me souviens cependant que dans cette petite ariete des fleurs, il y avoit

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Du plaisir volage.

Il faut mettre

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Des plaisirs du bel âge,

car Dalila ne doit pas prêcher l'inconstance à un héros dont la vigueur ne doit que trop le porter à ce vice abominable de l'infidélité.

Au reste je suis actuellement sur les frontières de France avec une chaize de poste, des chevaux de selle, et des amis, prest à gagner le séjour de la liberté, s'il ne m'est plus permis de revoir celuy du bonheur.

La plus aimable, la plus spirituelle, la plus éclairée et la plus simple femme de l'univers, m'a chargé en me quittant de vous dire qu'elle est charmée de vos lettres, et qu'elle vous regarde comme son intime amy. Je voudrais bien vous envoyer la copie d'une lettre qu'elle a pris sur elle d’écrire au garde des sceaux à la suitte d'une autre que son mari a écritte. Vous y admireriez l’éloquence tendre et mâle que donne l'amitié, vous y verriez le langage de la vertu courageuse. Ah mon amy il est plus doux d'avoir une pareille lettre écrite en sa faveur qu'il n'est afreux d’être si indignement persécuté. Je vous l'enverray cette lettre.

En attendant, la personne charitable qui a si généreusement parlé en ma faveur ne pouroit elle pas dire trois choses au garde des sceaux? La première qu'il est très faux, qu'il ait des chants de mon ouvrage, ou qu'il a un ouvrage supposé par un traître, la seconde que je n'ay jamais rien fait qui dût luy déplaire, la troisième qu'il n'y a que de la honte à me persécuter. Voyez s'il pouroit confire au miel de la cour le fond de ces trois véritez.

Passons des horreurs de la persécution, aux tracasseries de le Franc. Il est faux que l'abbé de Voisenon luy ait dit le détail de mon sujet. Il a sçu le fonds en général par luy, et un peu de détail par un autre, et il s'est pressé de travailler. C'est un homme qui veut à ce que je vois aller à la gloire par le chemin de la honte, s'il est comme on me le mande, la plagiaire des auteurs, et le busy body des comédiens.

Voiez avec par nobile fratrum si vous pensez que ma pièce puisse soutenir le grand jour après celle de le Franc. Au bout du compte si mon ouvrage vous paraissoit passable, y auroit il tant d'inconvénients à la laisser passer le dernier? Le public même si revenu de son estime pour la Didon, et pour l'auteur, ne prendroit il pas mon party d'autant plus qu'on me persécute? Pouriez vous savoir ce qu'en pense Dufrene, et me le mander? Adressez toujours vos lettres jusqu’à nouvel ordre chez Demoulin. Adieu. Je vous embrasse bien tendrement, et avec tous les sentiments que je vous dois, et que j'auroi pour vous toutte ma vie.

V.

Pouriez vous écrire un mot à mrs les chevalier de Froulay et Daydie? Ils pouroient faire honte au g. d. s. de son procédé, et luy parler fortement. Ils en sont capables. Il vaut mieux que ce soit vous qui les en pressiez que moy, par la raison que L'amitié parle avec plus de poids, et fait plus d'impression que l'intérest propre.

Vale.

Voicy la lettre d'Emilie au Keeper que je vous envoye. Ne la montrez point, et renvoyez la chez Demoulin.