1735-04-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Vrayment mon cher amy je ne vous ay point encor remercié de cet aimable receuil que vous m'avez donné.
Je viens de le relire avec un nouvau plaisir. Que j'aime la naiveté de vos peintures! que votre imagination est riante et féconde! et ce qui répand sur tout cela un charme inexprimable, c'est que tout est conduit par le cœur. C'est toujours l'amour ou l'amitié qui vous inspire. C'est une espèce de profanation à moy de ne vous écrire que de la prose après les baux exemples que vous me donnez. Mais mon cher amy, carmina secessum, scribentis et otia quœrunt. Je n'ay point de recueillement dans l'esprit. Je vis de dissipation depuis que je suis à Paris, tendunt extorquere poemata, mes idées poétiques s'enfuyent de moy. Les affaires et les devoirs m'ont appesanty l'imagination. Il faudra que je fasse un tour à Rouen pour me ranimer. Les vers ne sont plus guère à la mode à Paris. Tout le monde commence à faire le géomètre et le phisicien. On se mêle de raisoner. Le sentiment, l'imagination et les grâces sont bannies. Un homme qui auroit vécu sous Louis 14 et qui reviendroit au monde ne reconaitroit plus les Français. Il croiroit que les Allemans ont conquis ce pays cy. Les belles lettres périssent à vue d'œil. Ce n'est pas que je sois fâché que la philosofie soit cultivée, mais je ne voudrois pas qu'elle devint un tiran qui exclût tout le reste. Elle n'est en France qu'une mode qui succède à d'autres et qui passera à son tour, mais aucun art, aucune science ne doit être de mode. Il faut qu'ils se tiennent tous par la main, il faut qu'on les cultive en tout temps. Je ne veux point payer de tribut à la mode, je veux passer d'une expérience de phisique à un opera ou à une comédie, et que mon goust ne soit jamais émoussé par l'étude. C'est votre goust mon cher Cideville qui soutiendra toujours le mien, mais il faudroit vous voir, il faudroit passer avec vous quelques mois, et notre destinée nous sépare quand tout devroit nous réunir.

J'ay vu Jore à votre semonce. C'est un grand écervelé. Il a causé tout le mal pour s'être conduit ridiculement.

Il n'y a rien à faire pour Linant ny auprès de la présidente, ny au téâtre. Il faut qu'il songe à être précepteur. Je luy fais aprendre à écrire, après quoy il faudra qu'il aprenne le latin, s'il le veut montrer. Ne le gâtez point si vous l'aimez.

Vale.

V.